Les torturés d'El Harache

LES TORTURÉS D’EL HARRACH

Préface d’Henri Alleg

Introduction par Robert Merle
LES ÉDITIONS DE MINUIT

    Sommaire

  • PREFACE
  • INTRODUCTION
  • PLAINTE A LA COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME DE L’O.N.U.
  • ABREVIATIONS
  • I. Tortures
  • II. Sévices ou mauvais traitements sans torture
    • Détenus d’El Harrach dont le nom ne figure pas parmi les témoignages qui précèdent
    • Détenus d’El Harrach inculpés après le 4 novembre 1965
    • Liste des détenus à la maison d’arrêt de Lambèse (département de Batna)
    • Français expulsés d’Algérie
    • Témoignages d’Albert ROUX, Hafid SPIRE, Simonne MINGUET et Pierre MEYERS
  • Notes

PREFACE

par Henri Alleg

Le prisonnier enchaîné et les yeux bandés que quatre soldats conduisent, mitraillette au poing, vers une villa inconnue des hauteurs d’Alger, la cave où on lui arrache ses vêtements, la planche gluante de vomissures anciennes sur laquelle on l’attache, le corps qui bondit dans ses liens sous la morsure électrique, l’eau qui s’engouffre dans les poumons de l’homme qui se débat et refuse de mourir noyé, les cordes qui cisaillent la chair de celui qui a été pendu par les pieds, la femme nue et humiliée devant ses bourreaux qui l’insultent et rient quand les électrodes lui arrachent un gémissement, la cellule obscure où celui qui attend son tour sent son cœur s’affoler quand il reconnaît la voix d’un ami qui hurle sous les coups, le geste routinier du tortionnaire qui donne plus de puissance au poste pour couvrir les cris des suppliciés, ce sont là les terribles images que font resurgir les témoignages des détenus d’El Harrach. Ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie y retrouveront comme le goût écœurant d’un ancien cauchemar.

Je n’ai pu lire ces textes sans qu’à chaque ligne réapparaissent pour moi les visages bouleversés par la souffrance de mes frères de lutte, de mes camarades. Gilberte Taleb, si frêle, si claire, si simple dans sa bonté et son dévouement absolus qu’elle trouvait « normal » que sa vie, comme celle de son mari Bouali Taleb, tué au maquis durant la guerre de libération nationale, ait été, tout entière, faite de peines et de sacrifices. Si modeste, qu’elle n’a même pas conscience de son héroïsme lorsqu’elle explique à son défenseur pourquoi elle avait tenté de fuir au moment de son arrestation : « J’avais peur de ne pas tenir le coup sous les tortures. J’espérais qu’ils me tireraient dessus quand j’essaierais de fuir. » Hocine Zahouane, que je revois, souriant et amical, me recevant dans son bureau de la place Emir-Abdelkader où se trouvait le siège central du F.L.N. Dix fois sollicité par les nouveaux maîtres, il a repoussé chantage et promesses. Et, pour rester fidèle à lui-même et à son choix politique, il a préféré au pouvoir les supplices et la prison. Bachir Hadj Ali, pourchassé durant huit ans par toutes les polices colonialistes et poursuivant, à leur nez, sa tâche de dirigeant politique. Soumis onze fois à la question par les tortionnaires qui s’acharnèrent sur lui parce qu’à leurs yeux, sans doute, il incarnait tout ce qu’il leur faut haïr, le courage désintéressé et la culture, il n’a pas cédé, forçant finalement leur respect. Jacques Salort, avec qui j’ai milité pendant près de vingt ans et qui, arrêté et condamné par les vichystes en 1940, le fut encore en 1956 après avoir été torturé pendant des jours. De nouveau, et pour la troisième fois dans sa vie, il aura refait le terrible chemin.

Et je pense aux jeunes qui ne savaient pas ce qu’était la prison et qui n’ont connu de la guerre que l’exaltation du combat clandestin et de la victoire. Pour Hocine Ben Rahal, venu de Constantine où il avait été un des dirigeants locaux du F.L.N., pour Bouzid Benallegue qui avait quitté l’Université pour devenir journaliste, pour Belkacem Ourezifi, qui, chauffeur, circulait pour le Front dans Alger livrée aux balles de l’O.A.S., les mots « électricité, baignoire, menottes, cachots, tortures, Barbe-rousse » étaient des mots du passé, d’un passé héroïque mais bien mort, et qui ne revivait qu’occasionnellement, dans les récits des anciens de la salle de rédaction d’Alger Républicain, les soirs où le journal avait été bouclé de bonne heure. Qu’ont-ils pu penser quand ils ont reconnu dans la réalité d’une cave d’El Biar les instruments de supplice qui ne leur apparaissaient plus que comme les symboles de l’oppression vaincue ?

Mais ce n’est pas seulement la « technique » utilisée par les agents de la Sécurité militaire algérienne qui rapprochent ceux-ci des tortionnaires d’hier. Ils se ressemblent, comme si le maniement des électrodes et du tuyau d’eau les marquait d’une même empreinte : Il y a le para ou le flic qui torture et qui « visiblement y prend plaisir ». Il y a celui qui se persuade qu’il agit par conviction politique : « On liquidera tous les communistes. » Celui qui croit à l’efficacité du chantage : « Si tu ne parles pas, on torturera tes enfants. » Celui qui use de la terreur persuasive et qui montre au prisonnier le corps ensanglanté d’un ami : « Si tu ne parles pas, voilà ce qui t’attend. » Il y a même, pour humilier plus profondément, l’insulte raciste : « Il est noir, on va le faire blanchir ! »

C’était hier et c’est encore aujourd’hui. Ils ne s’appellent plus Faulques, Erulin, Charbonnier ou Devis. Ils s’appellent Ben Hamza, Khellil, Saïdi ou El Hadi. Entre les uns et les autres, la parenté est si évidente que les nouveaux se réfèrent aux anciens mais avec la prétention de faire mieux que leurs modèles. Ainsi Ben Hamza dit dans la salle de tortures à Mohammed Rebah que si pendant la guerre de libération nationale les parachutistes n’étaient pas parvenus à le faire parler, il se faisait fort d’y arriver en utilisant « tous les moyens » et, montrant la baignoire et le fil d’électricité, il lui demande : « Tu connais ça ? »

Certes, Ben Hamza et ses acolytes ne sont que de petits entrepreneurs à côté de ceux qu’ils imitent et qui, grâce à la guerre, « travaillaient » à l’échelle industrielle. Mais ils n’ont rien à leur envier quant à la « qualité » de la sauvagerie. Ces artisans de la torture savent fignoler. Ceux qui tombent entre leurs mains ne sont plus, comme pour les paras et tous les autres tortionnaires, que des proies sur lesquelles ils ont tous les droits. Des droits qui s’appuient sur le même mépris des hommes, sur la même croyance en la toute-puissance des mitraillettes et sur une haine qui va s’exacerbant à mesure qu’ils découvrent la faiblesse de ceux qu’ils servent, leur isolement et le dégoût qu’ils inspirent.

Peut-être un Ben Hamza a-t-il eu lui-même, un jour, à fuir un Faulques. L’un et l’autre n’en sont pas moins de la même famille. J’ai connu de tels hommes en prison. Ils étaient rarement venus au combat de leur propre gré. Ils y avaient été jetés par les circonstances et mus beaucoup plus par un désir de revanche personnelle qu’ils n’avaient pas été capables de dépasser, que par la soif collective de liberté et dignité. Ils imaginaient l’avenir comme un passé inversé où la force et la brutalité dont ils avaient été victimes seraient leurs armes, où ils se guériraient enfin de leur terreur en se mettant dans la peau de ceux qui les avaient terrorisés. Quelquefois, ils faisaient des projets d’avenir et se voyaient commissaires de police, officiers des services de sécurité, inspecteurs, avides de puissance et de servir les puissants. Parfois, il arrivait qu’un de ces hommes rêve tout haut, devant les autres prisonniers, des tortures qu’il se promettait d’infliger à ses ennemis. Ils l’écoutaient, étonnés et silencieux, jusqu’à ce que l’un d’eux dise ce que chaque combattant conscient, chaque ouvrier ou fellah révolutionnaire ressentait sans l’exprimer : « Nous ne nous battons pas pour nous venger mais pour nous libérer. Dans l’Algérie que nous voulons construire, il ne doit plus y avoir ni tortionnaires ni torturés comme il ne doit plus y avoir ni racistes ni victimes du racisme, ni exploiteurs ni exploités. Nous nous battons pour le droit et la dignité de l’homme. »

Et pourtant, dans cette Algérie nouvelle qui s’enorgueillissait d’avoir inscrit nommément la condamnation de la torture dans sa constitution, on apprenait, occasionnellement, que des sévices avaient été exercés sur des ennemis politiques arrêtés. Des Algériens et des Français, qui avaient subi ou condamné la torture pendant la guerre et qui se retrouvent pour défendre les suppliciés d’aujourd’hui, intervenaient personnellement auprès du président Ben Bella pour que cesse cette honte. Il avait le courage de reconnaître que des tortionnaires sévissaient encore et de les dénoncer publiquement, ce que se gardent de faire ceux qui l’ont évincé et qui veulent utiliser à plein le talent de ces serviteurs.

Nous connaissions l’homme, sa sincérité, son humanité et sa générosité. Ce n’était pas chez lui tactique politique. Il était profondément remué de savoir que dans l’Algérie libérée des hommes pouvaient encore être torturés. Mais — et la suite l’a prouvé — il n’avait pas les moyens de gagner d’un seul coup cette bataille. Il croyait, et nous croyions avec lui, que c’étaient là les dernières flammèches des horreurs de la guerre coloniale, condamnées à vite s’éteindre. Il faisait et nous faisions confiance à la marche victorieuse de l’Algérie pour balayer à jamais ce qu’il restait de la sauvagerie d’hier et pour que la réalité prenne chaque jour davantage les contours de notre rêve. Dans l’action quotidienne, il ne voyait peut-être pas assez qu’il s’agissait d’une bataille essentielle, que ceux qui salissaient la jeune république en utilisant, ne serait-ce que contre un seul, les méthodes du passé, préparaient aussi, consciemment ou non, l’assassinat de la révolution en même temps que leur retour en force pour le plus grand profit des nouveaux privilégiés.

Tant de sang versé durant sept années, tant de souffrances endurées par des millions d’Algériens, tant d’espoir soulevé, tant de batailles livrées là-bas et ici pour en arriver à ce retour en arrière où les conquêtes de la révolution sont remises en question et où les tortionnaires peuvent de nouveau s’en donner à cœur joie... Il peut y avoir pour certains un moment d’interrogation amère comme lorsqu’on découvre des vérités terribles. D’autres, les assassins de Larbi Ben M’hidi, de Maurice Audin, d’Ali Boumendjel, bons citoyens amnistiés, décorés et régulièrement promus, ricaneront de satisfaction s’ils lisent ces textes : ils y verront que leur race n’est pas morte. Mais justement parce qu’il en est ainsi, notre tâche, à nous qui croyons en la dignité et en la fraternité des hommes, n’est pas terminée.

C’est pourquoi, aux côtés de ceux d’El Harrach, de Lambèse et de tous les autres, soldats de la liberté, où que ce soit dans le monde, nous poursuivons notre combat.

INTRODUCTION

par Robert Merle

Si, le 19 juin 1965, l’enlèvement du président de la République Algérienne, du président de l’Assemblée nationale et de deux ministres se sont effectués en violation de la constitution et de la souveraineté nationale algérienne, leur séquestration dans des locaux secrets, l’interdiction qui leur a été faite pendant huit mois de recevoir la visite d’un proche, le refus qui leur est toujours opposé de communiquer avec un médecin ou un avocat, le fait, enfin, que les autorités d’Alger n’envisagent pas de leur permettre de se défendre publiquement devant un tribunal indépendant et impartial, constituent autant d’atteintes aux droits élémentaires de la personne humaine tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à laquelle la République Algérienne a elle-même souscrit dans l’article II de sa constitution.

Au lendemain du 19 juin 1965, les autorités de fait de la République Algérienne avaient annoncé publiquement, à plusieurs reprises et par voie de presse, leur intention de publier un Livre Blanc sur les « crimes » du président Ben Bella et de le traduire ensuite pour « haute trahison » devant un tribunal de leur pays. Neuf mois se sont écoulés depuis ces déclarations. Le Livre Blanc n’a pas été publié, le président Ben Bella et ses ministres n’ont fait l’objet d’aucune inculpation, et aucun magistrat n’a été commis pour les entendre. Leur séquestration dans des locaux secrets se poursuit donc pour un temps indéterminé, dans des conditions flagrantes d’illégalité et d’inhumanité et sans qu’on puisse même être certain que leur vie sera épargnée.

C’est pour faire connaître cette situation à l’opinion publique, en dénoncer l’arbitraire et le caractère inhumain que le Comité pour la défense de Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie a adressé, le 15 décembre 1965, une plainte à la Commission des droits de l’homme de l’O.N.U. Cette plainte a été signée en France par plusieurs personnalités, dont François Mauriac, Jean-Paul Sartre ; en Italie, par le député Lelio Basso et Romeo Ferrucci ; en Grande-Bretagne, par Lord Bertrand Russell et plusieurs membres du Parlement ; aux Pays-Bas, par le sénateur Cammelbeeck ; en Allemagne fédérale, par le député Peter Blachstein ; en Australie, par N. Origlass, alderman ; aux U.S.A., par Norman Thomas.

Dans cette plainte1, qui concernait plus particulièrement le président Ben Bella et ses ministres, le Comité a souligné que d’autres atteintes aux droits de l’homme s’étaient manifestées en Algérie depuis le 19 juin 1965. Arrestations et perquisitions sans mandat, pillage des biens appartenant aux personnes arrêtées, internements administratifs prolongés plusieurs mois sans inculpations, et enfin injures, sévices et tortures graves infligés quotidiennement aux détenus. Nous publions dans les pages qui suivent les documents qui ne laissent aucun doute sur la réalité et la répétition de ces faits.

Nous désirons souligner ici que ces atteintes aux droits de l’homme sont le fait des services de la Sécurité militaire de l’Armée nationale populaire. Au moment de la dissidence kabyle en 1963, ces services ont fonctionné comme une police politique, constituant, en fait, comme l’A.N.P. elle-même dont ils étaient issus, un Etat dans l’Etat. Au cours de cette période, la Sécurité militaire arrêta des maquisards kabyles ou des personnes qu’elle considérait comme tels, sans passer par la police et sans respecter les prescriptions légales en matière d’arrestation. Prenant alors la suite des services colonialistes français, et souvent dans les mêmes locaux et avec les mêmes instruments, elle les a, dans un certain nombre de cas, soumis à la torture. Le président Ben Bella, à plusieurs reprises, a reconnu et déploré ces odieuses pratiques, et le fait qu’il n’ait pas toujours réussi à y porter remède en dit long sur la faiblesse du pouvoir civil en Algérie.

Depuis le 19 juin 1965, la Sécurité militaire de l’A.N.P. n’a donc fait que généraliser et intensifier les procédés d’interrogatoire qui étaient déjà les siens au moment de la crise kabyle. Il est regrettable, à cet égard, que le colonel Boumedienne, dans son interview au Nouvel Observateur (numéro du 3 au 9 novembre 1965) n’ait pas voulu reconnaître, contre l’évidence même, l’existence de la torture sous le régime qui est le sien, puisqu’il est, en tant que chef de l’A.N.P., beaucoup mieux placé que ne l’était le président Ben Bella pour mettre un terme à ces pratiques.

Quand on lit les témoignages que nous avons recueillis, on éprouve l’impression affreuse d’être reporté plusieurs années en arrière, au moment où paraissait en France, en pleine guerre d’Algérie, un livre comme La Gangrène. Qu’un des témoignages les plus déchirants de ce livre ait été écrit par un homme qui est maintenant un des ministres de Boumedienne, et que des citoyens algériens qui ont été torturés par les colonialistes français pour faits de résistance le soient de nouveau aujourd’hui, et dans les mêmes locaux, pour leur fidélité au gouvernement légal de l’Algérie, montre bien à quelle perversion des valeurs la logique du putsch militaire a conduit ses auteurs. Mieux même : dans les dépositions arrachées aux détenus par la question, les services qu’ils ont rendus pendant la guerre à leur peuple au péril de leur vie, sont parfois passés sous silence, comme si leurs bourreaux espéraient, en les taisant, détruire la reconnaissance qui leur est due. Enfin, par une tragique ironie, ceux d’entre eux qui sont inculpés le sont pour délit d’ « association de malfaiteurs », alors qu’ils n’ont rien fait d’autre que défendre par des moyens non violents la constitution et la légalité de leur pays, face à des rebelles qui se sont emparés à main armée des commandes de l’Etat.

Sous la pression de l’opinion publique, tant en Afrique et dans les pays arabes que dans le reste du monde, les autorités de fait de l’Algérie ont décidé, le 4 novembre 1965, d’inculper quarante-sept des personnes détenues et de les remettre à la justice. On imagine le soulagement de ces malheureux qui, arrêtés depuis deux ou trois mois, avaient presque tous subi la torture de la baignoire et de l’électricité, et souffert de conditions de détention indescriptibles dans des prisons si surpeuplées que les détenus dormaient à vingt-huit dans une cellule ou pis encore, dans les couloirs, à même le sol, pieds et poings liés.

Ces quarante-sept inculpés sont détenus à la prison d’El Harrach (ex-Maison Cartée). C’est le fait même de leur inculpation qui leur a permis, en novembre 1965, de porter plainte — non sans courage — contre leurs tortionnaires ou de dénoncer les tortures et sévices dont ils ont été les témoins.

D’après les déclarations des Européens qui ont été expulsés d’Algérie après avoir subi à Alger de longues semaines d’emprisonnement en compagnie des résistants algériens, le chiffre des inculpations — quarante-sept en tout2 — est sans aucune commune mesure avec les centaines de personnes qui, pour ne parler que de la capitale, ont été arrêtées en août et septembre 1965 par la Sécurité militaire, et détenues, depuis lors, par elle dans les conditions que nous venons d’évoquer. Qu’il y ait eu d’autres arrestations en grand nombre sur l’ensemble du territoire algérien, et notamment à Oran, nous le savons de source sûre, mais sans pouvoir avancer un chiffre dont nous soyons certains. Bien qu’à la prison d’El Harrach et, depuis, à la maison d’arrêt de Lambèse, les familles aient maintenant la possibilité de communiquer avec les prisonniers politiques, il s’en faut que cette latitude soit, à l’heure actuelle, étendue à tous les Algériens qui ont vu interner un de leurs proches à la suite du coup de force du 19 juin 1965. A partir du moment où cinq ou six militaires munis de mitraillettes viennent arrêter en jeep à son domicile un malheureux sans arme, tout se passe comme si le citoyen appréhendé tombait pour de longs mois dans une oubliette à la merci d’un pouvoir irresponsable et sans visage.

En publiant les documents qu’on va lire, le Comité pour la défense de Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie a pour but d’attirer l’attention de l’opinion internationale et de la Commission des droits de l’homme de l’O.N.U. sur les atteintes graves et répétées au droit des gens que la répression a entraînées en Algérie depuis le coup d’Etat du 19 juin 1965. Il demande, à travers elle, à l’opinion publique internationale de tout mettre en œuvre pour obtenir que les garanties assurées à tout accusé par les lois et les institutions de la République Algérienne soient respectées par les autorités de fait de l’Algérie, que cessent les arrestations et les séquestrations arbitraires, les sévices et les tortures qui les accompagnent, que les personnes détenues soient libérées, ou, à tout le moins, régulièrement inculpées, et qu’elles aient la possibilité de se défendre publiquement devant des juges, de recevoir des soins médicaux et de communiquer, toutes et régulièrement, avec leurs proches.

PLAINTE A LA COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME DE L’O.N.U.

Paris, le 15 décembre 1965

Monsieur le Président,

Nous avons l’honneur d’attirer votre haute attention et celle de la Commission que vous présidez sur la situation dans laquelle se trouvent M. Ben Bella, président de la République Algérienne démocratique et populaire, M. Hadj Ben Alla, président de l’Assemblée nationale algérienne, MM. Nekkache et Chérif, ministres du gouvernement algérien qui, arrêtés le 19 juin, ont disparu depuis bientôt six mois, sans que l’on sache rien du lieu, ni des conditions de leur détention. Le fait3 qu’ils n’aient pu, à ce jour, obtenir de voir leur famille, de recevoir leur médecin, de communiquer avec leurs avocats, constitue une atteinte aux droits de la personne humaine et aux garanties individuelles reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Il nous semble que les principes de cette Déclaration, qui garantissent aux simples citoyens les droits essentiels sur lesquels est fondée notre civilisation, doivent également s’appliquer quand il s’agit d’un chef d’Etat, du président d’un parlement légalement élu et de deux ministres.

Indépendamment des cas précités, d’autres atteintes aux droits de l’homme se sont manifestées, depuis le 19 juin, par la pratique de la torture et des internements administratifs dans les locaux destinés aux détentions pénitentiaires. Nous nous proposons, d’ailleurs, de vous fournir ultérieurement un dossier sur ces autres faits.

S’agissant en l’espèce des fondements mêmes du droit international et non des prescriptions particulières à un Etat, nous n’estimons pas, ce faisant, nous immiscer dans les affaires intérieures de l’Algérie indépendante, puisque aussi bien la République Algérienne a solennellement souscrit, dans l’article 11 de sa constitution, à la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Nous vous prions de bien vouloir user de votre grande autorité morale auprès des dirigeants algériens pour que soient respectés les principes universellement admis et les engagements librement consentis.

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir, conformément à la résolution 738 F du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations unies, donner aux Etats membres et, en particulier, à la République Algérienne, copie de la présente communication avec les noms des signataires.

Veuillez agréer, monsieur le président, l’assurance de notre déférente considération.

Pour le « Comité pour la défense d’Ahmed Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie » ont signé :

    France :

  • Simone de Beauvoir
  • Professeur Jacques Berque
  • André Breton
  • Jean Lurçat
  • François Mauriac (Prix Nobel)
  • Robert Merle
  • Yves Montand
  • Jean Orcel, de l’Académie des Sciences
  • Françoise Sagan
  • Jean-Paul Sartre
  • Professeur Laurent Schwartz
  • Simone Signoret

    Italie :

  • Lelio Basso, député Romeo Ferrucci, de l’Association des juristes démocrates.

    Grande-Bretagne :

  • Lord Bertrand Russell
  • Anne Kerr, M.P.
  • Norman Atkinson, M.P.
  • John Horner, M.P.
  • Franck Allaun, M.P.

    Pays-Bas :

  • Me G.J.P. Cammel-beeck, sénateur

    Allemagne Fédérale :

  • Peter Blachstein, député

    Australie :

  • N. Origlass, alderman, Sydney-Leichhardt

    Etats-Unis :

  • Norman Thomas, président du Parti Socialiste américain

ABREVIATIONS

E.G.A. Electricité et gaz d’Algérie.
F.L.N. Front de libération nationale.
J.F.L.N. Jeunesse du Front de libération nationale.
O.R.P. Organisation de la résistance populaire (F.L.N. clandestin).
P.C.A. Parti communiste algérien.
P.R.G. Police des renseignements généraux.
S.D.R.G. Service des renseignements généraux.
S.M. Sécurité militaire.
S.U. Sécurité urbaine.
U.N.E.A. Union nationale des étudiants algériens.

I. Tortures

Sidi Mohammed BELKHALA, étudiant, responsable de la J.F.L.N. d’Oran. Ecrou 5255 :

J’ai l’honneur de vous faire connaître les circonstances dans lesquelles j’ai été arrêté et détenu jusqu’à la signification de mon inculpation au centre pénitentiaire de Maison-Carrée (El Harrach).

J’ai été arrêté le 27 septembre 1964 à mon domicile et gardé dans les locaux de la Sûreté urbaine jusqu’à 19 heures. Je fus transféré ensuite menottes aux mains et les yeux bandés par un chiffon sale dans les locaux de la Sécurité militaire qui doivent se trouver dans le quartier de Saint-Eugène à Oran.

Là je me permettrai de dire que les méthodes qui ont été employées n’étaient vraiment pas à leur honneur.

J’ai été frappé si violemment que je suis tombé par terre, souffrant atrocement. Ainsi frappé et brutalisé je dus souffrir de mes oreilles et de ma gorge. Ces douleurs furent telles qu’après mon transfert d’Oran sur Alger, l’officier de la S.M. répondant au nom de Djillali, aux lunettes et balafré à la joue, me promit la visite d’un médecin.

Durant ma détention à Oran du 27 septembre au 1er octobre 1965, dans les locaux de la S.M. j’ai été constamment insulté, humilié et gardé au secret le plus total. Une bonne partie de ma déclaration m’a été dictée.

Pendant ma détention à Alger, du 1er octobre au 4 novembre, jour de mon transfert à la prison de Maison-Carrée, j’ai été détenu dans des conditions inhumaines.

Ni d’Oran, ni d’Alger, je n’ai pas pu communiquer ni avec mes parents ni avec un avocat. J’étais enfermé dans une cellule, cage de quatre mètres carrés de surface. Il n’y avait pas d’aération. Je ne pouvais aller au W.-C. que deux fois par 24 heures et sous les insultes et humiliations des gardiens. Je n’avais ni savon, ni serviette et mes vêtements étaient noirs de crasse.

A plusieurs reprises j’ai demandé un médecin, mais je n’ai jamais eu la visite de ce dernier. Maintenant, de temps à autre, j’ai des douleurs au cœur, chose que je n’avais pas avant.

Ahmed BEN MOHAMMED, 20 ans, Oran, Agent de l’E.G.A., membre de la Fédération J.F. L.N. d’Oran, Onze personnes à charge dont sept enfants en bas âge. Ecrou 5249 :

10 novembre 1965

Monsieur le juge d’instruction, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

Le mardi 28 septembre, j’ai su, par ma mère, que trois personnes en civil, se disant de la police, étaient venues me chercher à mon domicile. La nuit du 27 septembre, ils sont entrés dans notre habitation et ont perquisitionné sans aucun mandat. Ils ont dit, en outre, à ma mère qu’ils allaient venir me voir à mon lieu de travail, le lendemain matin vers les 9 heures.

Le mardi, je ne suis pas allé à mon lieu de travail car je venais d’apprendre l’arrestation de trois responsables fédéraux de la J.F.L.N. (Zine Abdelkader, Ichou Benameur, Belkhala Mohammed) et je cherchais à connaître, depuis lundi, quel était le service de la police qui les avait arrêtés. Cependant j’ai téléphoné à mon lieu de travail et ai demandé à un agent de mon service de déclarer à la police, si jamais elle venait me chercher, que je les attendrais au café « Le Vallauris » à partir de 10 heures. Ce café est situé en plein centre de la ville. J’ai attendu vainement de 10 heures jusqu’à 11 heures. Je peux même citer comme témoin de mon inutile attente un agent de la police de la circulation.

J’ai téléphoné alors à la Sécurité militaire d’Oran en leur demandant si c’était eux qui me cherchaient et qui avaient appréhendé les trois autres responsables fédéraux de la J.F.L.N. Il me fut répondu, au téléphone, que ce n’était pas eux.

Le mardi 28 septembre dans l’après-midi, je me suis rendu au siège de la Sécurité urbaine d’Oran, situé au boulevard de Stalingrad et je leur ai demandé s’il y avait quoi que ce soit me concernant. Après diverses recherches, ils m’ont dit d’attendre. J’ai attendu de 15 heures à la tombée de la nuit et là deux personnes en civil sont venues et m’ont emmené, les yeux bandés, dans une petite camionnette, vers un lieu secret.

Arrivé là, les insultes ont commencé à pleuvoir, insultes touchant ma dignité et celle de ma famille. On opposa un mutisme complet aux questions posées par moi sur la qualité des personnes qui m’entouraient. On me frappa à côté de l’œil droit d’un coup de poing. Ensuite on m’emmena devant la personne qui semblait diriger les opérations.

Ce personnage avait une grande stature et portait des moustaches. Il m’attrapa par les épaules, me tapa violemment la tête contre le mur et me roua de coups. Ensuite il dit à ses collègues de me conduire à la cave. Ils me déshabillèrent complètement. Un groupe m’entoura et commença à me frapper à coups de poing et à coups de pied. Ensuite ils me ligotèrent solidement les poignets, les mains et les pieds. Ils me recroquevillèrent les jambes, passèrent par dessus mes bras liés aux poignets et m’enfourchèrent dans cette position par une perche. Je fus ainsi suspendu : la tête mise dans un regard d’égout et le sang dégoulinant de mon nez. On m’asperga le corps d’eau. Ils prirent un tuyau par lequel l’eau coulait et m’aspergeait ainsi la figure, allant jusqu’à l’étouffement. Ils me firent subir l’électricité qu’ils m’appliquèrent sur les cuisses droite et gauche, sur les parties également, et cela sans cesser le supplice de l’eau. Ensuite ils me mirent sur la figure un torchon épais qu’ils aspergeaient constamment d’eau.

L’angoisse, l’étouffement, la douleur furent tels que je cassai les liens me liant les poignets et les bras. Ils me lièrent une nouvelle fois, ne cessant que lorsque je me suis évanoui.

Vendredi 1er octobre, je fus transféré à Alger. Pendant trente-huit jours je fus mis au secret (j’ai passé dix-neuf jours isolé dans une cellule exiguë).

Bouzid BOUALLAK, dit BENALLEGUE, Alger, journaliste, ancien rédacteur au journal Alger Républicain. Ecrou 5224 :

15 novembre 1965

Monsieur le juge de la IIIe Chambre,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

J’ai été enlevé par des hommes affirmant agir au nom de la police judiciaire le 21 septembre 1965 vers 17 h 30. Les yeux bandés, je fus conduit en voiture à une villa située sur les hauteurs d’Alger. J’ignore encore où se trouve cette villa, mais j’appris plus tard que cette villa, nommée « Villa des Oiseaux » est l’un des sièges de la Sécurité militaire. Dès l’entrée, une odeur de chloroforme et des hurlements d’homme m’ont de suite fixé sur la villa et ce qui s’y passait. Je fus déposé dans une salle vide où seul un bureau trônait. Je passai là plus de trois heures, sans cigarettes, sans souper. Vers 21 h 30, je fus jeté dans une cellule. Le 22 septembre, vers 19 heures, je fus sorti de ma cellule et conduit les yeux bandés dans l’un des bureaux de la villa. Dès l’entrée, je fus roué de coups : gifles et coups au corps. Cet « interrogatoire » a duré une vingtaine de minutes. Les cinq ou six hommes qui se trouvaient là semblaient dirigés par un petit lieutenant portant des lunettes teintées et une fine moustache. Je fus menacé de différentes manières : notamment l’un des hommes proposa de m’arroser le crâne d’acide. On me rebanda les yeux et on me conduisit dans une pièce, une sorte de cave située, semble-t-il, au sous-sol de la villa. On me donna trente secondes pour me déshabiller, on me ligota les poignets et les chevilles et, « enroulé » autour d’un manchon de bois, je fus placé sur la baignoire. J’étais ainsi trempé dans l’eau jusqu’au niveau des pectoraux. Il y avait là cinq ou six hommes et toujours le petit lieutenant.

On m’administra le premier traitement de l’eau. Cela consiste à plonger la tête du « patient » jusqu’à étouffement. Plus de dix fois je frisai ainsi l’asphyxie. A ce moment-là est arrivé un homme de grande taille, cheveux et moustache roux. C’était le chef, dont j’appris plus tard le nom : Ben Hamza. C’est lui-même qui m’administra le deuxième traitement de l’eau. Un tricot de peau me fut placé, en guise de bâillon, sur le visage. Ben Hamza l’aspergeait sans cesse, de sorte que non seulement j’avalais une grande quantité d’eau, mais qu’aussi je faillis à plusieurs reprises, et à un intervalle de quelques secondes, m’étouffer. Ben Hamza, lui-même, puis un autre officier, grand, portant des lunettes teintées, le ventre bedonnant, arguant être un spécialiste, passèrent à l’électricité. J’étais toujours trempé dans l’eau. L’électrode me fut placée aux chevilles, genoux (notamment au genou gauche où une plaie ouverte n’a pas été épargnée), aux épaules, aux pectoraux. Le « spécialiste » menaça de placer l’électrode entre les yeux puis sur les paupières et accompagnait ses menaces de gestes : il rapprochait et éloignait l’électrode jusqu’à effleurer le visage, ét éloignait lentement l’électrode comme voulant davantage me terroriser. Puis sans transition, il me plaça sauvagement l’électrode sur les testicules. Une immense douleur me traversa le corps, je fus pris de soubresauts violents. De nouvelles touches et je vomis violemment et abondamment. Ben Hamza, de retour après une courte absence, ordonna alors de changer l’eau. Je pensais que mon calvaire était terminé. L’eau fut changée, mais on me mit alors dans la bouche le tuyau avec lequel on avait rempli la baignoire. Je sentais mon estomac gonfler au point d’éclater. J’étais de plus en plus frigorifié ; pour me « réchauffer », aux dires du « spécialiste », on reprit le traitement de l’électricité.

Quelques instants plus tard, comme de nouveau l’électrode fut placée sur les testicules, je me sentis faiblir à un point extrême. Je sentais mes yeux comme s’enfoncer. « De la comédie ! », commentait le « spécialiste ». Je leur hurlais alors : « Tuez-moi, je vous en supplie ! Qu’on en finisse ! » Le spécialiste répondit : « Cela te serait plus simple. Non, nous allons te griller les roustons. » La parole fut suivie de l’acte, l’électrode de nouveau placée sur les testicules, puis trempée dans l’eau. Je sentais le courant me pénétrer par tous les pores. Peu après je m’évanouis. J’ignore combien de temps je restai dans l’inconscience. A mon réveil, j’étais toujours dans la baignoire. J’avais encore vomi. Je tremblais de tous mes membres, j’étais dans un état extrême de faiblesse. On me laissa encore un quart d’heure environ dans l’eau avant de me retirer et de me délier les poignets et les chevilles.

On me donna l’ordre de m’habiller sans même me sécher. Une couverture me fut donnée un quart d’heure plus tard. Je ne pouvais plus bouger les bras et les jambes. Une douleur violente me traverse encore maintenant le mollet droit.

Le lendemain, soit le 23, je fus de nouveau conduit directement de ma cellule dans cette sinistre chambre. Cette deuxième séance dura une heure environ. La première avait duré plus de trois heures, entrecoupée de deux ou trois pauses d’environ cinq minutes.

Voilà, monsieur le juge, les faits que je porte à votre connaissance ; je me porte garant de leur authenticité. Il est donc naturel que je me réserve le droit de porter plainte.

Au cas où ce témoignage ne serait pas de votre compétence, je vous prierai, monsieur le juge, de transmettre ma lettre à monsieur le procureur général du parquet d’Alger.

Benali Hocine BEN RAHAL. Alger, journaliste. Ecrou 5236 :

J’ai été kidnappé le 22 septembre 1965 à 7 h 30 à mon domicile, 18, rue Duc-des-Cars à Alger, que je venais de réintégrer après cinq jours d’absence. A mon retour, le 22, j’ai trouvé deux agents en civil, de la Sécurité militaire, qui avaient illégalement occupé mon appartement durant toute mon absence et qui l’avaient mis sens dessus-dessous.

Dès que je pénétrai dans mon appartement, l’un des agents me passa les menottes, mains derrière le dos, et sans un mot d’explication me jeta sur le lit d’une bourrade dans le dos. Durant toute mon absence les agents avaient empêché mes sœurs, qui habitent avec moi, de quitter l’appartement, même pour acheter de quoi manger.

Une heure après, trois autres agents de la S.M. se présentèrent chez moi où ils procédèrent à une autre perquisition, sans aucun mandat. Ils emportèrent mes papiers d’identité (carte et passeport), un magnétophone à piles, deux appareils photo (dont un Minox) ainsi que divers papiers personnels. Depuis, malgré toutes mes réclamations, je n’ai pu encore récupérer tous ces objets et je ne sais s’ils n’ont pas pris autre chose en mon absence.

Puis, je fus emmené, toujours menottes aux mains et encadré des cinq agents, vers une 403 noire où l’on me mit un bandeau sur les yeux et conduit au siège de la S.M., sur les hauteurs d’Alger.

Là, sans explication aucune et sans me signifier ce qu’on me reprochait, on me soumit au supplice tristement célèbre dont ont usé les colonialistes français et que tous les camarades torturés pourront décrire : celui de l’eau et de l’électricité, à deux reprises, durant plus d’une heure ; tout cela accompagné de coups violents sur tout le corps, dont j’ai gardé les traces plus de dix jours. Puis je fus jeté au sous-sol dans une cellule sans air, sur une paillasse pourrie, sans soins. Je suis resté dix jours dans cette cellule, les deux premiers avec les menottes aux poignets. Durant tout ce temps-là, au cours de nouveaux interrogatoires et confrontations, les coups n’ont cessé de pleuvoir. Je fus notamment une fois poussé dans l’escalier menant aux cellules, les yeux bandés : je restai plus d’une semaine sans pouvoir bouger l’épaule gauche. Les insultes et les « mots d’esprit » racistes, tels que : « On va le faire blanchir », « Il est noir, et pourtant c’est un rouge » étaient fréquents.

Le 1er octobre, j’ai été dirigé, les yeux bandés, avec vingt-six autres camarades, vers une caserne en dehors de la ville où nous fûmes séquestrés durant trente-cinq jours dans des conditions inhumaines : pas d’hygiène, presque pas de nourriture, pas de contacts avec nos familles, menaces continuelles de la part des responsables de la S.M., etc.

C’est seulement le 4 novembre que nous avons enfin été remis entre les mains de l’administration pénitentiaire et transférés à la prison civile d’El Harrach.

Enfin, lors de la rédaction de ma déposition, que j’ai signée sous la contrainte et qu’on ne m’a pas permis de lire, on a escamoté tout le chapitre relatif à mes activités passées durant la guerre de libération.

Mohammed BEN YAHIA, 30 ans, Alger, officier de la sécurité des voyages officiels et inspecteur de police stagiaire. Ecrou 5234 :

Le 21 septembre 1965, à 6 h 30, sortant du travail au Central, je me dirige vers la rue Charrasse pour aller chez le coiffeur ; j’aperçois une 403 noire avec sept personnes, qui encerclent la rue Charrasse. Comme je sors de chez le coiffeur, l’un d’eux se dirige vers moi et me demande mes papiers. Je leur fais voir ma carte de service ; on me répond qu’on est des collègues et que le directeur général de la Sûreté nationale, Draïa, désire me voir. « Veuillez nous suivre. » On me fait monter dans la voiture, les yeux bandés.

On arrive dans une villa que tout le monde appelle la « Villa des Oiseaux ». Sans interrogatoire je suis fouillé et descendu dans une cellule où je suis déshabillé et mis à la baignoire. On me torture pendant des heures à l’électricité.

Pendant deux jours, je me trouve dans le coma. Je suis resté pendant six jours sans même pouvoir avaler une goutte d’eau. C’est là qu’une infirmière vint me donner quelques soins.

Abdelkrim CHAOUI, Alger, journaliste. Ecrou 5222 :

11 novembre 1965

Monsieur le juge d’instruction,

Inculpé le 4 novembre à la prison civile d’El Harrach d’« association de malfaiteurs » je porte à votre connaissance les faits suivants :

En date du 20 septembre, vers 6 h 15, trois policiers de la Sécurité militaire entrèrent chez moi. Après qu’ils eurent perquisitionné illégalement, nous avons été enlevés, mon frère et moi. Deux des policiers nous ont fait monter dans une 403 noire et, les yeux bandés, nous ont transportés jusqu’au siège de la S.M. situé sur les hauteurs d’Alger. Le troisième policier est resté à la maison, sans aucune raison valable, avec ma belle-sœur, enceinte de cinq mois.

Arrivés au siège de la S.M., on m’a passé à la baignoire et à l’électricité (aux parties et à travers tout le corps) pendant une demi-heure. On m’a fait boire à l’aide d’un jet une grande quantité d’eau, tout cela en présence de six policiers. Brutalités, injures et chantages ne cessèrent pas. On m’enferma ensuite dans une cellule, véritable oubliette, située au sous-sol, pendant une durée de quatre jours. A ma connaissance jamais pareilles tortures morales n’ont été infligées à des êtres humains, même pendant les événements insurrectionnels du pays. Au quatrième jour, on me rappela pour un nouvel interrogatoire où je fus confronté consécutivement avec quatre frères. Je fus accablé de coups sur ordre d’un lieutenant. Du sang avait coulé de mon oreille, ensuite du pus et toute une semaine je subis des douleurs insupportables. Bien entendu, pendant tout ce temps je n’ai pas reçu le moindre soin.

Je me suis trouvé ensuite en compagnie de dix-sept frères, les yeux bandés, pendant trois jours et trois nuits dans une petite salle. Le 1er octobre, les yeux toujours bandés, on nous transféra, vingt-cinq frères et moi, dans une caserne située aux environs de Beni Messous. Là nous avons vécu dans les conditions suivantes : nourriture immangeable, manque d’hygiène et d’aération (60 mètres carrés pour vingt-six personnes), manque de couverture, manque de chauffage, cinq lames Gillette pour nous tous. Pendant tout notre séjour, jusqu’au 4 novembre, date à laquelle nous avons été inculpés à la prison civile d’El Harrach, il nous a été permis une seule fois de prendre une douche à l’eau froide et des personnes âgées de 69 ans ont dû se doucher effectivement à l’eau froide. Aucune revendication n’était tolérée sous peine d’aller passer une semaine ou deux en cellule. Gardé moi-même au secret pendant quarante-cinq jours, je n’ai pu communiquer avec ma famille.

Par ailleurs, j’ai été obligé de signer la déclaration faite à la Sécurité militaire sans pouvoir la lire.

Jean-Paul Salim DUCOS, professeur de mathématiques, Alger. Ecrou 5341 :

15 novembre 1965

Monsieur le juge d’instruction,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants : dans la nuit du samedi 4 septembre sont venus chez moi des hommes armés se présentant comme policiers et demandant à me voir. Dès que je me suis présenté, ils me passèrent les menottes. Comme je demandais s’ils avaient un mandat d’arrêt ou d’amener, ils me répondirent qu’ils n’étaient pas des voleurs mais des officiers de police. Puis menacé par une mitraillette et toujours enchaîné, j’assistai à cette perquisition sans mandat. Ensuite ils m’enlevèrent et me conduisirent en auto, les yeux bandés, dans les locaux de la S.D.R.G., rue Cavaignac. Après un interrogatoire où je reçus un grand coup de poing, ils me conduisirent en auto, les yeux toujours bandés, à El Harrach (je l’ai reconnu à l’odeur de l’oued) que nous dépassâmes pour arriver dans une villa que je localise dans les environs de Fort-de-l’Eau.

Dans une pièce nue, ils me déshabillèrent et commencèrent tout d’abord par me faire tourner autour de mon index droit posé sur un point du sol, la main gauche relevée très haut dans le dos. Ils me firent tourner jusqu’à épuisement, me relevèrent à coups de poing et de pied quand je m’effondrais, m’obligèrent à continuer à tourner jusqu’à nouvel épuisement, et ainsi de suite pendant à peu près une heure. Ensuite ils me firent passer dans la pièce à côté où, toujours nu, allongé sur le dos, on me lia les bras derrière le dos. J’eus ensuite les pieds liés par une corde qu’un nommé Bastandji Kheredine tenait tendue pour m’empêcher de replier les jambes. Après qu’un jeune inspecteur, qui manifestement y prenait du plaisir, m’eut arrosé abondamment le corps d’eau, un autre inspecteur m’appliqua sur le corps deux fils dénudés branchés à la prise de 220 volts très proche. L’interrogatoire était mené par le responsable, nommé El Hadi, facile à reconnaître parce que gros, la tête ronde enfoncée dans les épaules. Ce traitement dura un temps qui me parut infini.

L’interrogatoire se poursuivit d’une autre manière par la méthode dite de l’eau. Une serpillière mouillée me fut appliquée sur la bouche et le nez, m’obligeant à respirer par la bouche, puis un tuyau d’eau me fut présenté devant la bouche. Je fus immobilisé par plusieurs inspecteurs et ainsi contraint de boire de l’eau sans pouvoir respirer et ce jusqu’à épuisement. Après une sommaire intimidation par maniement d’armes exercé avec sadisme par le jeune inspecteur, ex-voyageur de commerce, je fus ramené et laissé enchaîné dans un bureau.

Je ne pus manger que le lundi, tard dans la nuit. Le mardi 7, à 13 heures, les locaux étant évacués par le personnel administratif, je fus frappé par le jeune inspecteur et celui qui m’avait placé les électrodes. Les menottes m’enchaînaient les mains dans le dos et cela ne m’a permis d’esquiver aucun coup. A un moment, pour couvrir le bruit de mes cris, le responsable Khelil installa un poste de radio diffusant de la musique très fort. Ensuite je fus bâillonné et cela continua : on réussit presque à m’étouffer ; comme j’étais étalé sur le dos, celui qui m’avait placé les électrodes pesait sur moi de tout son poids, son pied sur ma gorge. J’ai aussi une bosse sur la mâchoire inférieure, sans doute la marque d’un coup de crosse, et je suis sûr qu’une radiographie montrera que l’on m’a cassé une ou plusieurs côtes, à la suite des coups de genou que me donnait dans la poitrine le jeune inspecteur. On me laissa là, les mains enchaînées derrière le dos, les fers des menottes très enfoncés dans les chairs tout l’après-midi, toute la nuit, jusqu’au lendemain matin où l’on me desserra les fers. Autant dire que j’avais passé une mauvaise nuit, d’autant plus que l’on ne m’avait pas donné de couverture. Le lendemain soir, à mon grand étonnement, je fus emmené de nouveau avec un autre détenu à la villa et j’eus droit à une nouvelle séance où cette fois l’interrogatoire était mené par un nommé Saïdi, homme grand et mince. Après cette ultime séance, mon sort s’améliora relativement, mais je vivais toujours dans l’angoisse de nouvelles tortures. Je fus détenu ainsi pendant exactement soixante-dix jours. Après quoi je vous fus présenté et transféré à la prison d’El Harrach.

Je me réserve, monsieur le juge d’instruction, de donner à cette affaire, en ajoutant les détails caractéristiques et dans les délais prévus par la loi, toutes les suites qu’elle comporte. Dans le cas où les faits mentionnés dans cette lettre ne relèveraient pas de vos attributions, je vous serais très obligé de bien vouloir la transférer à monsieur le procureur général.

Guy FEVE, Alger, libraire. Ecrou 5225 :

10 novembre 1965

Né le 5 octobre 1937 à Constantine, de nationalité algérienne au titre de l’article 8 du code de nationalité, j’ai été enlevé le 22 septembre 1965 par six individus armés de la Sécurité militaire se réclamant de la Police judiciaire. Ces personnes se sont présentées à 9 heures du matin à la librairie Dominique où j’étais employé, sans aucune pièce justificative de leurs fonctions, ni mandat d’arrêt.

Après m’avoir emmené en voiture à notre dépôt, ils y confisquèrent une ronéo hors d’usage. Ils m’avaient conduit auparavant à la foire d’Alger, qui se tenait à ce moment, et avaient arrêté aussi le gérant de notre librairie, M. Belanteur, qui s’y trouvait. On nous amena ensuite les yeux bandés dans une villa des hauteurs d’Alger, qui avait déjà servi auparavant de centre de torture aux colonialistes français. J’y fus mis en présence de Jacques Salort, que la S.M. avait revêtu d’un uniforme militaire et qui était dans un état physique et moral lamentable. On commença par me frapper au visage et à me menacer avec un pistolet de m’en tirer une balle dans la tête si je ne parlais pas. Salort me dit alors qu’il avait déjà déclaré que nous avions ensemble ronéotypé des tracts chez M. Journet, dont j’avais les clefs de l’entrepôt. Un homme de la S.M. me dit alors que Salort leur aurait affirmé que j’aurais fourni du papier duplicateur à la région d’Alger ; chose que Salort nia aussitôt et qui lui valut d’être envoyé à la « baignoire ». Après m’avoir accusé d’être une « boîte à lettres » sur la France et d’autres choses, et devant mes dénégations, ils me firent à mon tour descendre dans la salle des tortures pour me faire dire le nom du responsable régional.

Ils torturèrent tour à tour Salort et moi-même. Ils me pendirent les pieds en haut et la tête dans l’eau jusqu’aux épaules, jusqu’à étouffement, plusieurs fois de suite. Ils me frappèrent à cinq, violemment, sur tout le corps, à coups de pied et de poing. Ils torturèrent Salort aussi, sous mes yeux, à un tel point qu’il délirait et perdait conscience. Ils n’arrêtèrent la torture qu’après nous avoir promis de recommencer le soir, car ils avaient « autre chose à faire ».

Je fus ainsi gardé au secret dans cette villa jusqu’au 1er novembre avec très peu de nourriture aux repas. Chaque jour et chaque nuit, nous entendions les cris de douleur de nos autres compagnons torturés. On nous transféra ensuite, toujours les yeux bandés, dans une caserne où nous sommes restés au secret jusqu’à notre transfert à la prison d’El Harrach. Nous étions sans air dans une pièce, à vingt-huit, très affaiblis par le manque de nourriture et sans pouvoir donner de nouvelles à nos familles. Le secret dura ainsi du 22 septembre 1965 au 4 novembre.

A la villa, on m’obligea à signer une déclaration où l’on refusa de mentionner mes activités militantes de la guerre de libération avec l’A.L.N. et le F.L.N., et en transformant d’autre part sciemment le sens de plusieurs de mes phrases. Un de mes tortionnaires était venu spécialement pour assister à cette déposition. Ils me demandèrent d’abandonner ma nationalité algérienne en échange d’une rapide expulsion en France. Devant mon refus, ils me firent du chantage en me disant que sinon je ne retrouverais probablement pas ma femme et ma fille qui se lasseraient de m’attendre après tant d’années de prison.

Benameur ICHOU, Oran, ajusteur. Ecrou 2513 :

A monsieur le juge d’instruction,

J’ai été arrêté le 24 septembre à mon domicile par la Sécurité militaire vers 18 h 30, et conduit dans une 2 CV commerciale, les yeux bandés, dans une villa qui doit se trouver dans les environs de Saint-Eugène.

J’ai été roué de coups sur tout le corps par plusieurs officiers de la Sécurité militaire et en particulier par un nommé Ben Hamza, chef du service opérationnel de la S.M., puis j’ai été emmené dans une cave, les yeux bandés.

Là, ils m’ont déshabillé en déchirant mes vêtements et m’ont lié les mains et les pieds si fort que le sang ne pouvait circuler. Les liens ont pénétré la chair. Auparavant, ils m’avaient mis le courant électrique sur les parties génitales. Puis ils m’ont installé sur l’appareil de torture fabriqué à la hâte, m’ont mis un chiffon sur le visage et m’ont injecté de l’eau avec un tuyau d’arrosage jusqu’à l’étouffement. En même temps, je recevais de violentes décharges électriques, d’autant plus violentes que j’avais le dos par terre sur un sol trempé. Ils continuaient à me donner des coups. Ce traitement a duré une heure ou deux. Ensuite, j’ai été mis dans une cellule sombre, sur une paillasse. Ils m’ont laissé là quelques heures. Le lendemain vers 10 h 30 ou 11 heures, ils m’ont ramené dans la salle de torture, en présence de Gilbert Rodriguez qu’ils étaient en train d’y torturer, ils ont recommencé à me frapper violemment en m’insultant. Le nommé Ben Hamza m’a donné un coup de pied qui m’envoya rouler à terre. J’étais complètement trempé. Il a mis un pied sur ma poitrine et a appuyé de tout son poids. Cela a provoqué une douleur qui a duré près de quinze jours.

Puis ils m’ont ramené dans leur bureau. Là ils m’ont frappé avec une ceinture, toujours devant Gilbert Rodriguez. Ils m’ont menacé à diverses reprises de me mettre une balle dans la tête. Ils m’ont redescendu dans la salle de torture et m’ont de nouveau déshabillé et installé sur l’appareil en recommençant l’injection d’eau et les décharges électriques, pendant un quart d’heure, une demi-heure. Ensuite, le responsable de la S.M. est remonté et m’a laissé entre les mains de ses brutes qui continuaient à m’envoyer des décharges électriques, simplement par plaisir.

Le responsable de la S.M. est alors revenu et ils m’ont déposé sur le sol ; mes mains étaient complètement paralysées et je grelottais de froid. Ils m’ont laissé là pendant un quart d’heure, puis ils m’ont replacé sur l’appareil et ont recommencé la torture pendant près d’une heure : injection d’eau, décharges électriques sur toutes les parties du corps.

Puis ils m’ont ramené dans la cellule où j’ai passé la nuit avec mes vêtements trempés. Je grelottais et j’étais sourd d’une oreille. Ils nous ont ensuite transférés dans une villa d’Alger et enfermés dans des cellules séparées. Je suis resté isolé là pendant trente jours, du 4 octobre jusqu’au 5 novembre, date à laquelle nous a été signifiée l’inculpation. J’étais demeuré sans me laver, sans changer de linge de corps, pendant près d’un mois et demi.

Abderrazak KEBICHI, Blida, linotypiste. Ecrou 5235 :

12 novembre 1965

Le 20 septembre 1965, à 7 h 30 du matin, j’ai été arrêté dans mon appartement par des djounoud.

De là, j’ai été transporté dans une maison que je ne peux situer du fait que tout le temps j’avais les yeux bandés. Je fus mis en cellule. Le soir du deuxième jour de mon arrestation, je fus réveillé par des hurlements que poussaient des frères torturés. Un peu plus tard, c’est moi-même qui fus emmené les yeux bandés et, après un interrogatoire dans un bureau, je fus descendu dans une cave où il y avait une baignoire pleine d’eau et des fils électriques. Pendant un temps que je ne peux déterminer, j’ai subi la torture de la baignoire. Après, on me fit remonter dans le bureau pour m’interroger de nouveau, mais là les militaires se rendirent compte que j’étais dans l’incapacité de parler. On m’emmena alors dans une cellule.

A partir de ce moment-là et pendant une semaine, jour et nuit, j’ai vécu dans la psychose de la torture du fait que la maison tout entière résonnait des cris poussés par les frères.

Du 20 septembre au 4 novembre, jour de mon inculpation, je suis resté au secret le plus absolu.

Boualem MAKOUF, Alger, membre de la direction de la J.F.L.N. Ecrou 5216 :

Au juge d’instruction :

J’ai été arrêté le 9 août à 11 heures environ par des hommes armés se présentant au nom de la P.R.G. Conduit dans un service de police, j’ai été transféré quelque temps après dans les locaux de la S.M. J’y ai été gardé pendant trois mois sans qu’aucune décision à caractère officiel m’ait été signifiée au cours des différents interrogatoires.

Le 3 septembre, j’ai été extrait du lieu où je me trouvais pour être conduit devant les inspecteurs de la P.R.G. et de la S.M. Après un court interrogatoire et sur ordre de celui qui paraissait être le responsable de la division (ou de la brigade) opérationnelle de la S.M., j’ai été transféré dans un autre centre. Descendu dans une cellule, j’ai subi des tortures (baignoire et électricité). Il était approximativement 11 heures. L’interrogatoire sous la torture s’est terminé vers 4 heures du matin4.

Mohammed MANSOURI, agent de service et journaliste au journal Alger Républicain. Ecrou 5233 :

Le 21 septembre 1965, je venais de quitter mon travail et de rentrer chez moi quand soudain les agents de la S.M. sont venus perquisitionner et fouiller à la maison. N’ayant rien trouvé, ils m’ont dirigé vers un lieu inconnu, les yeux bandés. J’ai été torturé sans que l’on m’interroge ni me dise pourquoi j’étais arrêté. C’est seulement après plusieurs tortures à la baignoire et à l’électricité qu’on m’a accusé d’avoir participé à une organisation, l’O.R.P., dont j’ignore même l’existence.

Jean MARROT, Bouzareah (Alger), médecin à l’hôpital Mustapha, Alger. Ecrou 5258 :

8 novembre 1965

J’ai été arrêté le 20 septembre 1965 à 2 h 30 du matin, et transféré immédiatement « Villa des Oiseaux », les yeux bandés.

Dès mon arrivée, je suis interrogé et, après quelques minutes d’interrogatoire, conduit dans la salle de torture où l’on m’ordonne de me déshabiller complètement. Puis on me fait asseoir par terre, genoux au menton, talons aux fesses, bras autour des jambes. On me lie étroitement poignets et chevilles avec une cordelette, après les avoir entourés d’un morceau de couverture. On glisse alors tant bien que mal un gros bâton, d’un diamètre supérieur à celui d’un manche de pioche, entre les plis des bras et le creux des genoux. Je suis ainsi totalement immobilisé en chien de fusil autour de cet axe. Deux hommes saisissent alors les extrémités du bâton et les posent sur les bords d’une baignoire remplie d’eau. Ils les immobilisent avec du fil de fer. Dans cette position, l’eau couvre ma nuque et mon cou, le visage restant à l’air, mais il suffit d’appuyer légèrement sur le visage ou de tirer sur un pied pour que la tête disparaisse entièrement sous l’eau.

Je suis ainsi plongé dans l’eau jusqu’à la limite de l’asphyxie une quinzaine de fois, mais mes tortionnaires ne sont pas satisfaits. Ils m’expliquent que ce n’est que le premier degré et qu’il en existe encore trois autres. On m’applique alors des électrodes, constituées par une douille de lampe dont on a dévissé le manchon et conservé les baïonnettes, sur différentes parties du corps : bras, visage (tempe, lèvres) avant-bras, cuisses, fesses, pieds, région anale, testicules. La douille est reliée à un fil et à chaque application je reçois une secousse électrique d’une extrême violence qui entraîne une contraction musculaire intense et un hurlement dû à la fois à la douleur et à la contraction des muscles respiratoires. Ce cri est absolument incontrôlable par la volonté ; lorsque les électrodes sont appliquées dans la région temporale, elles provoquent de plus une sensation de secousse à l’intérieur de la tête, accompagnée de la perception d’une lueur rouge foncé devant les yeux. Je reçois ainsi une vingtaine de secousses dont je porte encore les traces. Les tortionnaires reprennent alors le premier degré, puis passent au troisième. On met devant ma bouche et mon nez une manche d’arrosage d’environ 10 centimètres de diamètre coulant à plein, mais sans jet violent. Je bois de grandes quantités d’eau en essayant de lutter contre l’asphyxie, mais une partie passe cependant dans les poumons qui ronflent bruyamment quand on me laisse reprendre mon souffle. La manche est appliquée trois ou quatre fois, On m’introduit ensuite un bouchon de chiffon dans la bouche, bouchon que je réussis à rejeter, puis l’on passe au quatrième degré. Un bâillon est alors appliqué sur mon visage, bâillon qui est constamment arrosé d’eau : la respiration à travers la toile mouillée est à peu près impossible. Entre deux applications du bâillon, on m’explique qu’ensuite il y aura la tentative de fuite qui permettra de justifier ma mort dans la baignoire. Pendant que j’étouffe, mes tortionnaires discutent sur les difficultés qu’il y a à mourir, puis me menacent d’aller chercher mes enfants pour les faire passer à la baignoire.

J’ai dû absorber pendant cette séance de grandes quantités d’eau, car dans l’heure qui suivit j’ai uriné abondamment quatre fois. Par la suite, j’ai eu quatre crises ressemblant à des crises d’épilepsie avec agitation involontaire du bras et de la jambe gauche, mais je restais parfaitement conscient. Aujourd’hui encore une partie de ma main droite et de mon avant-bras gauche sont insensibles.

Conduit en cellule, j’ai entendu pendant les sept heures qui ont suivi hurler des torturés, surtout la nuit, où les séances se succédaient sans arrêt ; par deux fois, j’ai entendu des cris de femme.

Abdelkader MEDDAHI Oran, directeur de l’Union départementale des industries du bois. Ecrou 5214 :

J’ai été arrêté le 26 septembre 1965 à minuit, par des agents de la Sûreté urbaine, alors que je rentrais chez moi. Le 27 septembre 1965, vers 20 heures, les agents de la S.M. m’ont pris avec neuf autres frères. Les agents de la S.M. nous ont enchaînés deux par deux, nous ont mis des bandeaux et emmenés dans une voiture de la police. Le lieu où l’on nous a emmenés doit se trouver dans le quartier Gambetta. On nous a mis dans une pièce et on nous faisait sortir un par un pour l’interrogatoire, toujours avec le bandeau.

C’est le responsable de la « brigade spéciale », comme l’appellent les agents de la S.M., un homme gros, ventru, cheveux coupés courts, moustaches, de taille moyenne, 35 ans environ, qui est venu m’emmener à l’interrogatoire. Il m’a frappé d’un violent coup de poing et m’a fait passer dans une autre pièce.

Là, il me frappa pendant environ une demi-heure avec un gros tuyau de caoutchouc, alors que deux autres me frappaient à coups de poing. Ensuite, on me remit les menottes, mains au dos, et un djoundi me fit descendre au sous-sol.

J’étais couché dans l’eau, avec les mains attachées et une couverture sur la tête qui me rendait la respiration extrêmement difficile. Le lendemain, on m’a mis dans une pièce avec huit autres frères. Jusqu’au 1er octobre, pendant notre détention à Oran, tous les jours nous étions menacés, insultés, humiliés par les agents de la S.M. qui exhibaient sans cesse leurs armes. Tous les agents de la S.M. venaient à chaque instant nous insulter avec des expressions ordurières et racistes. J’ai vu M. Gex, un infirme, traîné par terre par deux agents alors qu’un troisième lui montait de temps en temps sur la poitrine et le ventre.

A notre arrivée à Alger, on m’a mis avec un autre frère dans une cellule-cage. Nous avions des matelas de crin pourris par l’humidité et qui sentaient mauvais. Nous ne pouvions aller aux W.-C. qu’une fois toutes les 24 heures. C’était une faveur, selon les djounoud, que d’y aller deux fois. Du 1er octobre au 3 novembre, nous n’avons eu que cinq paquets de cigarettes, pour lesquels on m’a pris à la S.M., entre Oran et Alger, 5 500 anciens francs. Nous mangions sans cuiller ; je n’avais pas de couverture ; on m’a laissé sans soins alors que j’avais un gros abcès, des douleurs d’estomac et mal aux dents.

Durant notre détention à Alger, nous entendions tous les soirs des cris de douleur.

On m’a interdit de lire le procès-verbal dactylographié de ma déclaration avant de le signer.

Abdelkader MAHAMMED, Oran, cheminot, secrétaire général du Syndicat des cheminots d’Oranie. Ecrou 5243 : 11 novembre 1965

A monsieur le juge d’instruction,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

J’ai été arrêté et enlevé le 29 septembre 1965 à 10 heures au local de l’Union des syndicats des cheminots d’Oranie dont je suis le secrétaire général.

Les yeux bandés et couché sur le fond d’une 403 noire, je fus transporté par trois officiers en civil de la Sécurité militaire dans un bâtiment dont j’ignore le lieu précis mais se trouvant certainement à Oran.

Après qu’on m’eut signifié mon appartenance à l’O.R.P., je fus descendu dans une cave, déshabillé complètement, les pieds, les poignets ligotés fortement avec des lanières en cuir. Les tortionnaires me placèrent les bras autour de mes genoux fléchis à l’intérieur desquels ils introduisirent, suivant un mouvement hélicoïdal et avec difficulté, un rondin de bois long de 1,50 m qui m’immobilisa complètement. Pris par deux policiers, je fus placé sur deux bancs surélevés. Je vis les policiers brancher la prise de deux électrodes sur le secteur. Ma tête, recouverte d’un chiffon mouillé, fut introduite dans un regard d’égout pour étouffer les cris. Après tous ces préliminaires, je fus aspergé d’eau sur tout le corps. La tête exposée sous un jet constant provenant d’un robinet, je reçus des décharges électriques sur tout le corps pendant vingt minutes. J’ai perdu connaissance deux fois par suite de l’asphyxie consécutive au jet d’eau qui m’empêchait de respirer.

Emmené au bureau, j’ai refusé de parler. Je fus couvert de gifles, de coups de poing, de pied, à la poitrine, au bas-ventre, au ventre, par plusieurs policiers. Je fus projeté deux fois contre le mur. Je ne réalisai plus ce qui se passait autour de moi.

Ensuite, je fus mis en présence du frère Abbad Ahmed, qui était enchaîné, ensanglanté et couvert de plaies sur tout le corps. La vue de ce frère ainsi torturé me frappa de terreur. « Voilà ce qui va t’arriver si tu ne parles pas », me dirent les policiers. On manœuvra devant moi un pistolet et on me menaça avec deux chiens policiers.

J’ai été maintenu au secret pendant trente-sept jours.

Belkacem OUREZIFI, Alger, chauffeur. Ecrou 5228 :

J’ai été arrêté le 22 septembre 1965, chez moi par des agents de la S.M. qui avaient forcé ma porte et avaient illégalement fouillé mon appartement. Puis j’ai été emmené les yeux bandés au siège de la S.M. où ils m’ont immédiatement infligé la torture à l’eau, tout cela accompagné de brutalités de toutes sortes.

Ensuite, j’ai été jeté en cellule, puis séquestré trente-cinq jours dans une caserne avant d’être transféré à la prison civile de Maison-Carrée (El Harrach).

Mohammed REBBAH, Alger, journaliste. Ecrou 5229 :

Arrêté le 22 septembre à 3 heures du matin au domicile de mes parents, 1, rue Charles-Péguy à Alger, j’ai été conduit directement à la salle de torture du P.C. de la Sécurité militaire, où le chef de la division opérationnelle de la S.M. m’a fait subir le supplice de la baignoire et de l’électricité ; puis, pendant cinq jours, brutalisé et mis dans un cachot sans air et sans lumière (cage d’escalier) où me parvenaient les cris lancés par les frères subissant la torture. Gardé à vue pendant quarante-cinq jours, j’ai séjourné avec vingt-six frères dans une salle de 60 mètres carrés, sans air, 24 heures sur 24, sans avoir la possibilité de nous doucher, sans aucun des droits les plus élémentaires.

Le chef de la division opérationnelle de la S.M. m’a dit dans la salle de torture que si, pendant la guerre de libération nationale, les parachutistes n’étaient par parvenus à me faire parler, il se faisait fort de le faire en utilisant « tous les moyens ». « Tu connais ça », m’a-t-il dit en me montrant la baignoire et le fil d’électricité.

Saïd SAIDI, Alger, archiviste, collaborateur de la revue culturelle du F.L.N. Novembre. Ecrou 5221 :

11 novembre 1965

J’ai été arrêté le 23 septembre 1965 à 20 h 30 à mon domicile sis 37 rue Mozart, Belcourt, Alger. Six hommes se sont présentés, quatre civils et deux en tenue militaire.

A mon arrivée, vers 21 heures, à la Villa des Oiseaux, premier interrogatoire. Des menaces et des injures fusaient de toutes parts. Je fus ensuite descendu à la baignoire où le traitement eau et électricité me fut administré. On me fit subir les trois degrés. Les électrodes me furent appliquées sur le corps et les testicules, plusieurs fois successives. La première séance a duré un quart d’heure environ. La deuxième séance a commencé un peu plus tard, après un nouvel interrogatoire. Elle dura également un quart d’heure environ. Menottes aux mains, les yeux bandés, je fus ensuite jeté dans une cellule, où les hurlements d’autres frères torturés me tourmentaient l’esprit.

Hocine Kamel SOUIDI, Alger, journaliste, membre de la Fédération F.L.N. d’Alger. Ecrou 5237 :

J’ai été arrêté par la S.M. le 20 septembre 1965 à 2 h 30, conduit à la Villa des Oiseaux, chemin Poirson, Alger.

J’ai enduré les tortures de l’eau et de la baignoire, environ une heure après mon arrivée, dans les conditions suivantes : — d’une part, j’ai subi des débuts d’asphyxie quand on m’a plongé et maintenu la tête sous l’eau ;

— d’autre part, j’ai connu le supplice du tuyau : un gros tuyau me projetait un puissant jet sur la figure pendant qu’un bâillon me bouchait le nez : j’étais ainsi forcé d’avaler de grandes quantités d’eau en essayant de respirer.

La séance dura environ une demi-heure.

Gilberte TALEB-CHE-MOUILLI, Alger, ancienne internée condamnée par les tribunaux de Vichy, ancienne victime de la répression colonialiste durant la guerre d’Algérie veuve de combattant F.L.N. Ecrou 5212 :

11 novembre 1965

A monsieur Lomri, juge d’instruction,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les sévices dont j’ai été l’objet lors de mon arrestation, le mercredi matin 22 septembre 1965 à 5 heures, et ceux dont j’ai été témoin.

Tout d’abord cinq hommes ont envahi mon appartement sans aucun mandat, me donnant juste le temps de m’habiller. J’ai laissé mon appartement aux mains de ces personnes qui ont perquisitionné hors de ma présence. A l’heure actuelle je n’ai pas encore récupéré les clés de cet appartement.

Ayant terriblement peur d’être torturée, j’ai essayé de m’échapper. Rejointe aussitôt, j’ai été rouée de coups de poing, sur-le-champ, à tel point qu’on fut obligé de me porter jusqu’à la voiture. Celle-ci m’amena à un endroit que je ne peux nommer, car j’y arrivai les yeux bandés. Là, on me mit les menottes, les mains au dos, et, les yeux toujours bandés, on m’emmena « pour être fusillée » ! Lorsque j’enlevai le bandeau, je vis que j’étais dans une salle de bains. Trois hommes m’ordonnèrent, en termes grossiers, de me déshabiller. Ils me firent asseoir par terre, m’entourèrent les chevilles de chiffons mouillés (ils avaient déjà dû servir à d’autres) et m’attachèrent les deux pieds ensemble. Ils firent de même pour mes deux bras, entourant les jambes, et me passèrent un gros gourdin entre les bras et les genoux, m’immobilisant complètement. A deux, ils posèrent le gourdin sur la baignoire pleine d’eau et commencèrent les questions. Le supplice dura bien vingt à trente minutes. Quand les réponses ne leur convenaient pas, ils actionnaient une prise électrique qui occasionnait des douleurs atroces. Ils alternaient l’électricité et la noyade.

Quand ils m’enlevèrent les cordes qui me retenaient, mon corps entier, mes membres, étaient agités d’un tremblement tel que je ne pouvais pas me contrôler, malgré leurs cris, restant assise à trembler. L’un des trois, exaspéré, prit un fil électrique qui pendait à portée de sa main et me le posa sur l’avant-bras gauche. Je partis aussitôt à la renverse sur mon siège, évanouie : j’étais comme électrocutée vive. Ils me donnèrent des gifles et des coups de poing dans le dos et la poitrine pour me faire revenir à moi, mais j’étais dans un état tel qu’ils furent obligés de me rhabiller eux-mêmes et de me porter dans ma cellule.

Avant de passer à la baignoire, j’avais vu Jacques Salort qui m’avait dit avoir subi le même sort deux heures avant.

Plus tard, pour avoir l’adresse d’Oran que je connaissais, ils m’ont fait assister à une séance de torture de Jacques Salort. C’était la quatrième, me dit-il. Lorsqu’il était dans la baignoire, l’eau ne coulait pas du robinet mais, à gros jet, d’un tuyau d’arrosage ; ils étaient six ou huit à assister à l’opération. Des cris sauvages sortaient de sa gorge. Je sais aussi qu’il a reçu nombre de coups de poing et d’injures. Jacques Salort m’a dit aussi que William Sportisse avait été affreusement torturé.

Je suis restée séquestrée six semaines dans une cellule sans ouverture. La porte de fer n’avait que vingt-quatre trous pour laisser passer de l’air ; c’est vous dire l’état d’épuisement dans lequel j’étais et suis encore. De ma cellule j’ai entendu à plusieurs reprises, souvent plusieurs fois par jour, les cris de ceux qu’on torturait.

Pour ajouter à l’horreur, mes bourreaux m’ont affirmé une fois qu’ils allaient me jeter vivante aux chiens policiers ou bien qu’ils allaient me faire des piqûres qui me rendraient folle.

Je pense n’avoir rien oublié.

Je certifie sur l’honneur que tout ce que je vous ai dit là est vrai et plutôt au-dessous de la vérité.


Brahim TIRAOUI,
Alger,
chaudronnier-serrurier.
Ecrou 5231 :

J’ai été enlevé le 22 septembre 1965, avec ma femme, à 22 heures, par six hommes, armés de pistolets. En arrivant dans mon appartement ils m’ont menacé de leurs armes, réveillant en sursaut, dans son berceau, mon bébé de treize mois.

A minuit, j’ai été emmené avec ma femme dans une 403 noire vers une direction inconnue. En arrivant à destination, nous avons reçu des coups de pied, de poing, des gifles. Plusieurs civils se trouvaient dans la pièce, et parmi eux le directeur Ben Hamza et un autre, habillé moitié en militaire moitié en civil. Sa première phrase fut une insulte. Après un interrogatoire brutal, on nous bande les yeux et nous nous retrouvons dans une cave, roués de coups puis déshabillés et ligotés.

J’ai été suspendu à un manche de pioche posé sur les rebords d’une baignoire et c’est là qu’on a voulu m’assassiner en me mettant le tuyau dans la bouche : lorsque la baignoire a été pleine, on me plongeait la tête dans l’eau, en me bouchant le nez à l’aide d’un maillot de corps qui se trouvait là, j’ai pu résister pendant quelques minutes mais à la fin je me sentais perdu et c’est là qu’ils ont commencé à me mettre de l’électricité, ainsi qu’à ma femme ; elle a été maltraitée d’une façon inhumaine. Cette scène a duré jusqu’à 4 heures du matin. Le lendemain, cela recommença, puis ma femme fut libérée à 11 heures. Moi, je suis resté séquestré du 22 septembre jusqu’au 4 novembre (quarante-cinq jours) sans nouvelles et sans air pur.

Sayah TURQUI, Oran, employé à l’E.G.A., responsable syndicaliste U.G.T.A. - E.G.A., ancien fidaï et ancien djoundi, soutien de famille nombreuse, marié, un enfant. Ecrou 5253 :

11 novembre 1965

A monsieur le juge d’instruction,

IIIe Chambre,

J’ai l’honneur de vous rendre compte des faits suivants : j’ai été arrêté le 28 septembre 1965 à 13 heures chez moi par la Sécurité militaire. On m’a bandé les yeux et on m’a conduit dans un endroit secret. Là, ils m’ont déshabillé tout nu, m’ont ligoté les mains et les pieds, puis on m’a recroquevillé et ils ont introduit un grand bâton entre les mains et les pieds, ils m’ont soulevé et suspendu entre deux bancs, les pieds en l’air et la tête vers le bas, ils ont ouvert l’eau, avec un tuyau sur tout mon corps, puis sur le visage. Ils m’ont mis sur le visage une serpillière mouillée. Je n’arrivais pas à respirer et j’ai perdu connaissance. Après que j’eus repris connaissance, ça a recommencé de nouveau une deuxième fois avec l’électricité, puis ils m’ont fait faire une déclaration sous la contrainte.

Henri ZANNETTACI, Alger, journaliste au journal Alger Républicain. Ecrou 5359 :

15 novembre 1965

A monsieur le juge d’instruction,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1965, vers 1 heure du matin, des personnes membres des services dits de la Sécurité militaire se sont présentés à mon domicile, 2, rue Edmond-Adam, Alger. Sans mandat de perquisition, ils procédèrent à une fouille de mon appartement ; après quoi, ils m’emmenèrent sans qu’aucun mandat d’arrestation me fût présenté.

Je fus alors conduit dans une maison, une villa m’a-t-il semblé, à un ou deux étages. Là, en présence de nouveaux membres des services de la Sécurité militaire, je fus soumis à un assez bref interrogatoire que dirigeait celui d’entre eux qui paraissait être le principal responsable et dont j’appris le nom par la suite : Ben Hamza. Peu de temps après, j’étais conduit, les yeux bandés, dans les sous-sols de ladite maison et me retrouvai dans une pièce nue, humide, éclairée par une seule ampoule et comportant, pour tout mobilier, une chaise et une baignoire à demi remplie d’eau. Le long d’un mur, près de la baignoire, pendait un fil électrique au bout duquel était suspendu un petit cube de métal. Dans un coin, je vis des bouts de sacs et de corde. On me fit ôter mes habits, on me lia chevilles et poignets et au moyen d’un système approprié — à l’aide d’un bâton — , on me suspendit au-dessus de la baignoire, le corps plongeant déjà à moitié dans l’eau. La manière dont j’étais suspendu permettait à ceux qui m’entouraient — huit à neuf personnes — de me plonger entièrement la tête sous l’eau grâce à un système de bascule, provoquant ainsi des débuts d’étouffement et d’asphyxie. Là encore, c’est Ben Hamza qui dirigeait le supplice. C’est lui-même qui, au bout d’un moment, s’empara du fil électrique pendant le long du mur et m’appliqua le petit cube de métal sur de nombreuses parties du corps, alors que j’étais toujours dans l’eau de la baignoire, provoquant ainsi de longues et douloureuses décharges électriques. Je suis incapable de dire, encore aujourd’hui, combien de temps dura ce supplice.

Dans les jours qui suivirent, d’autres interrogatoires eurent lieu, accompagnés généralement de coups de poing, de pied ou de matraque.

J’étais détenu dans une cellule humide, ne comportant qu’une paillasse et une couverture. On me servait une nourriture absolument insuffisante. De plus, on me maintenait dans des conditions d’hygiène précaires : sans savon, sans même un torchon, sans aucune possibilité de laver du linge, le tout accompagné de l’interdiction d’entrer en contact avec ma famille pour obtenir un minimum de matériel de toilette et de vêtement. Le 1er octobre, je fus transféré avec vingt-cinq détenus dans un autre lieu de détention ; mais, pour l’essentiel, le régime auquel j’étais soumis demeura le même.

Le 4 novembre, j’étais de nouveau transféré à la villa où j’avais subi les sévices mentionnés plus haut, toujours soumis au même régime. C’est seulement le 13 novembre que je fus présenté au Parquet, donc après cinquante-quatre jours de détention arbitraire, au secret absolu.

Brahim, ZEDDOUR BRAHIM, 21 ans, Oran, agent comptable à l’E.G.A., soutien de famille (quatre frères cadets). Ecrou 5250 :

J’ai été arrêté dans la nuit du 26 septembre 1965 par la Sûreté urbaine d’Oran, puis remis à la Sécurité militaire le 27 septembre dans la nuit et emmené les yeux bandés dans un lieu secret, où je fus battu à coups de cravache à la tête, au cou, sur les épaules et les parties. J’ai passé toute une nuit avec les poignets enchaînés derrière le dos. Le 1er octobre, j’ai été transféré à Alger dans un lieu secret, mis dans une cellule exiguë pendant une semaine, puis dans une salle pendant vingt-six jours. C’est seulement le 4 novembre que mon inculpation m’a été signifiée à la prison d’El Harrach.

II. Sévices ou mauvais traitements sans torture

Mustapha BELGHOULA, 45 ans, Oran, comptable, invalide à 85 % (cardiaque). Ecrou 5242 :

J’ai été arrêté le 28 septembre à Oran, transféré à Alger le 1er octobre et mis au secret, depuis mon arrestation, dans les locaux de la Sécurité militaire.

J’ai fait savoir aux policiers qui ont opéré mon arrestation, ainsi qu’aux gestionnaires des locaux de la S.M., que j’étais soumis à un traitement cardiologique continu. Mes médicaments m’avaient été enlevés lors de mon arrestation et je les ai réclamés en vain à plusieurs reprises, car je courais à tout moment le risque d’un infarctus du myocarde.

J’ai vécu et je vis dans la hantise du moindre choc qui pourrait entraîner la mort.

Abdelkader BENZAMA, 29 ans, Oran, agent de comptabilité. Ecrou 5244 :

J’ai été arrêté le 28 septembre 1965 à Oran et transféré le 1er octobre à Alger où je suis resté entre les mains de la Sécurité militaire jusqu’au 4 novembre 1965 pour être inculpé à cette date.

Ahmed DJAZOULI, Alger, étudiant, membre de la direction de l’U.N.E.A. Ecrou 5241 :

Des agents de la P.R.G. ont pénétré en mon absence dans mon domicile, où se trouvaient les frères Harbi, Makouf et Hassani. J’ai été arrêté avec eux, le soir même, à minuit, interrogé et remis à la S.M. qui nous a séquestrés arbitrairement pendant trois mois dans des conditions déplorables. Je n’ai pu correspondre avec ma famille après vingt-cinq jours de détention.

Les auteurs de mon arrestation ont perquisitionné les armes à la main et se sont emparés d’une caméra, d’une serviette, d’une paire de lunettes de vue et d’un agenda de poche. Ces objets n’ont été remis ni à la S.M., ni à l’administration pénitentiaire.

Henri DOMENECH, 53 ans, Alger, postier, père de famille. Ecrou 5215 :

J’ai été arrêté le 26 septembre 1965 à 1 h 30 du matin, alors que j’étais de service à l’entrepôt des P.T.T., gare d’Alger. J’ai été emmené par deux policiers de la S.M., les yeux bandés, jusqu’à une maison que j’ai reconnue par la suite comme étant celle de la D.S.T. française à Bouzaréah.

On m’a questionné en présence de Jacques Salort. Celui-ci était vêtu d’une défroque militaire. Il paraissait très abattu, les traits du visage fortement marqués, les yeux hagards. Cet ami, cet homme que j’avais connu être d’une énergie et d’une fermeté insurmontables avait dû traverser des épreuves sans nom. Il me dit d’une voix pathétique : « Henri, je ne veux pas qu’on te fasse subir ce que je viens de subir. Pour le peu que tu as fait, parle. » Par la suite il me confia qu’il avait été torturé pendant quatre jours et quatre nuits.

Personnellement, je n’ai pas subi de tortures. Mais les hommes de la S.M. ont arrêté un de mes fils, me disant cyniquement que si ce n’était pas moi, ce serait mon fils. Cette arrestation m’a porté un coup dont je me suis difficilement relevé.

René DUVALLET, Hussein Dey (Alger), radio-électricien. Ecrou 5226 :

J’ai été arrêté le 19 septembre dans la nuit, mis au secret jusqu’au 4 novembre, en cellule jusqu’au 25 septembre. Un séjour au premier étage le 24 septembre, les yeux bandés.

J’ai subi des insultes et des coups légers de la part d’un gardien. On m’a menacé de peines de prison et de me retirer la nationalité algérienne. Je n’ai pu contrôler ma déclaration, car on a refusé de me rendre mes lunettes.

Alfred JORRO, Oran, électricien. Ecrou 5248 :

Interrogatoire de 8 heures à 3 heures du matin. Battu à coups de poing et de courroie. Huit jours le dos endolori, impossibilité de dormir sur le sol.

René JOURNET, Hydra (Alger), conseiller commercial. Ecrou 5230 :

J’ai été interpellé à mon domicile par la S.M. le 22 septembre 1965 à 5 h 45, sans présentation d’un mandat quelconque malgré ma demande expresse. Perquisitions dans ces conditions de mon appartement privé, de mon bureau d’études, des magasins et dépôt de la Société gérée par mon épouse. J’ai été incarcéré dans les locaux de la S.M. du 22 septembre au 1er octobre en cellule individuelle, du 1er octobre au 4 novembre en cellule commune à six détenus. Aucune condition d’hygiène même élémentaire n’était remplie. Je n’ai pas subi de sévices corporels. Toutefois, pendant les premiers jours, j’ai nettement entendu les cris de douleur des détenus soumis à la torture.

Emile MAS, 54 ans, Oran, coffreur en bâtiment. Ecrou 5246 :

J’ai été atteint de blessures du fait de coups de poing et de coups de courroie donnés par le service de Sécurité militaire, lors de mon interrogatoire à Oran : côtes cassées, oreille gauche devenue sourde.

Ange MORENO, 31 ans, Sidi Bel Abbès, cheminot, membre de la C.E. de la Fédération nationale des cheminots U.G.T.A., marié, deux enfants. Ecrou 5252 :

J’ai été arrêté dans la nuit du 25 au 26 septembre à mon domicile vers 1 heure, d’une façon illégale, et frappé à coups de poing et coups de pied sur tout le corps. Je suis resté au secret jusqu’au 5 novembre, date de mon inculpation, sans pouvoir me laver ni me changer. J’ai été le témoin auditif de tortures à l’égard de compagnons de détention. J’ai pu constater les blessures occasionnés sur le nommé Abbad Ahmed.

Abdelkader SINI, 29 ans, Sidi Bel Abbès, cheminot, membre du conseil syndical du syndicat des cheminots local, célibataire. Ecrou 5251 :

J’ai été arrêté et introduit dans une DS 19, le canon d’une MAT 49 dans le dos. Pendant ce temps, deux officiers de la Sécurité militaire procédaient à la fouille de mon appartement hors de ma présence. Je fus ainsi mené menottes aux mains, yeux bandés, le 26 septembre 1965 à 23 heures, de Bel Abbès à Oran.

Je suis resté au secret du 26 septembre au 4 novembre, soit quarante et un jours. J’ai été transféré d’Oran à Alger le 1er octobre.

Henri VIAL, 58 ans, Alger, prothésiste dentaire. Ecrou 5257 :

Arrêté le 20 septembre 1965, je suis resté quarante jours au secret et quatre jours les menottes aux poings, même pour la toilette ou aux W.-C. J’ai, de ma cellule n° 5, les lundi 20, mardi 21 et mercredi 22 septembre, entendu les cris poussés par des détenus qui subissaient la torture.

Alexandre Guillermo VIGNOTTE, Alger, pharmacien. Ecrou 5219

Arrêté pendant la nuit du 19 au 20 septembre, sans mandat d’arrêt ni de perquisition. On m’a menacé d’arrêter, puis d’expulser ma femme. Je n’ai été torturé que légèrement : seulement deux plongées dans la baignoire et quelques coups. Par contre, j’ai subi des vexations continuelles de la part des gardiens, ainsi que des menaces de mort ; une fois, j’ai été accompagné au cabinet le canon d’un fusil contre mon dos. J’ai été isolé en cellule pendant douze jours.

Abdelkadec ZINE, 23 ans, Oran, employé de mairie, responsable de la Fédération F.L.N. d’Oran, soutien d’une famille de sept personnes. Ecrou 5254 :

11 novembre 1965

A monsieur le juge d’instruction,

J’ai l’honneur de vous rendre compte des faits suivants :

J’ai été arrêté le 27 septembre 1965 à 9 heures à mon lieu de travail en présence du président de la délégation spéciale d’Oran, du secrétaire général de la mairie et de mon directeur. J’ai été emmené aux locaux de la Sûreté urbaine d’Oran. Vers 19 heures, la Sécurité militaire m’a conduit des locaux de la S.U. vers un endroit secret, les yeux bandés et menottes aux mains.

Je fus transféré le 1er octobre à Alger vers un autre lieu secret, dans une cellule pendant huit jours, puis dans une salle.

C’est seulement le 4 novembre 1965 que l’inculpation m’a été signifiée.

Détenus d’El Harrach dont le nom ne figure pas parmi les témoignages qui précèdent

BENAZIZA, Ahmed, Cherchell, contrôleur de la circulation aérienne, Ecrou 5217.
BESSAOUD, Mohammed, Oran, cheminot, membre du Conseil syndical du syndicat des cheminots d’Oran, Ecrou 5245.
CABALLERO, Paul, Oran, ancien secrétaire du P.C.A. Ecrou 5347.
CANADAS, Alfred, Oran, cheminot, membre du Conseil syndical du syndicat des cheminots d’Oran, Ecrou 5340.
CHEKINI, Mohammed Saïd, Annaba, directeur du Théâtre national algérien à Annaba, Ecrou 5256.
DJOUGHLAF, Saïd, Alger, fonctionnaire, Ecrou 5232.
GAOUA, Arezki, Alger, administrateur de la Fédération F.L.N. du Grand-Alger, Ecrou 5227.
HASSANI, Hider, Alger, journaliste, ancien directeur de l’édition arabe de l’hebdomadaire Jeunesse, Ecrou 5240.
KAROUI, Hafnaoui, Alger, commerçant. Ecrou 5238.
KARTOUBI, Kaddour, Alger, employé de mairie, Ecrou 5239.
LARBI, El Hadj, Alger, journaliste, ancien rédacteur au journal Alger Républicain, Ecrou 5223.
LATRECHE, Mahmoud, Alger, journaliste, Ecrou 5218.
RODRIGUEZ, Gilbert, Oran, Ecole mixte, Hassi Ben Okba (département d’Oran), Ecrou 5338.5
TCHIKOU, Abdelazid, Alger, comptable aux Huileries modernes d’Alger, Ecrou 5220.

Détenus d’El Harrach inculpés après le 4 novembre 1965

COLARUOTOLO, Antoine, Alger, Employé au lycée de filles d’El Harrach, Ecrou 5836.
ISSIAKHEM, Arezki, Alger, permanent J.F.L.N. Ecrou 5832.
MEDJAOUI, Abdelahim, Tlemcen, étudiant en médecine, Ecrou 5506.
MEHENNI, Kerouane, Alger,
Ecrou 5833.
MOUFFOK, Houari, Oran, étudiant, président de l’U.N.E.A. Ecrou 5412.
NOUAR, Mohammed, Alger, comptable, Ecrou 5834.
SAOUDI, Abdelaziz, Alger, permanent J.F.L.N., Ecrou 5830.
SENIGRI, Mohammed, El Harrach, employé à l’usine Omo, Ecrou 5835.
SIDI SAID, Mohammed Saïd, Alger, contrôleur P.T.T. Ecrou 5831.
ZAABOUB, Bouzid, Alger, permanent J.F.L.N. Ecrou 5413.

Le nombre des prisonniers politiques actuellement inculpés à El Harrach s’élèverait donc, sauf erreur, à une soixantaine.

Liste des détenus à la maison d’arrêt de Lambèse (département de Batna)

Les prisonniers dont les noms suivent sont détenus à la maison d’arrêt de Lambèse. N’étant pas inculpés, ils n’ont pu rédiger de témoignages, mais nous croyons savoir qu’ils ont été tous cruellement et longuement torturés. Depuis leur arrivée à Lambèse, leurs conditions de détention se sont, semble-t-il, améliorées et ils sont maintenant en communication avec leurs familles et leurs amis. Ils sont cependant détenus de façon totalement arbitraire et, après de longs mois passés au secret, ils ne sont pas inculpés.

ABBAD, Ahmed6.

GEX, Marcel, employé à l’E.G.A., Oran7.

HADJ ALI, Bachir, écrivain et musicologue, ancien secrétaire du P.C.A.

HARAIG, Omar, directeur-adjoint de l’Institut du pétrole de Bou Merdès, ancien dirigeant du F.L.N. à Marseille, durant la guerre d’Algérie.

HARBI, Mohammed, journaliste, ancien directeur de Révolution africaine, membre du Comité central du F.L.N., député.

LAMOUDI, Ahmed, responsable de l’administration au bureau politique du F.L.N.

LOUNÈS, Kellal, administrateur du journal Jeunesse.

SALORT, Jacques, expert-comptable, administrateur du journal Alger Républicain, ancien interné à la maison d’arrêt de Lambèse sous Vichy, ancien interné de la répression colonialiste durant la guerre d’Algérie8.

SPORTISSE, William, journaliste au journal Alger Républicain9.

ZAHOUANE, Hocine, membre du bureau politique et président de la commission d’orientation du comité central du F.L.N. responsable depuis le 19 juin 1965 de l’Organisation de la résistance populaire (F.L.N. clandestin).

Français expulsés d’Algérie

Nous donnons ci-dessous, pour mémoire, la liste des Français qui s’étaient mis au service de l’Algérie nouvelle et qui furent arrêtés, maltraités ou torturés avant d’être expulsés fin septembre et début novembre 1965. Plusieurs d’entre eux ont eu l’occasion de faire le récit public de ces sévices, au cours de conférences de presse (Cf. le bulletin publié par le Comité pour la défense d’Ahmed Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie, N° 1, décembre 1965, p. 3-4 et 7, chez Maurice Jardot, 27, quai de Bourbon, Paris-IVe).

BAUDIER, Jean-Pierre, Alger, contremaître à l’E.G.A.

BAUDIER, Paul-Aimé, Alger, employé au comité de gestion de l’Union départementale des industries du bois.

FERRANDIS, Jean, contrôleur principal aux P. et T.

GOUASDOUE, Jean-Luc, technicien à la Radio-Télévision algérienne.

HENRI, Michel, chef d’atelier au comité de gestion des industries du papier-carton, El-Harrach.

KANAPA, Jacques, photographe au journal Alger Républicain.

LAKS, Monique, chargée de cours à l’université d’Alger.

LE GOFF, Jean-Yves, militaire servant en Algérie dans le cadre de la Coopération à la direction générale du Plan.

MAZIERES, Michel, professeur à l’université d’Alger.

MEYERS, Pierre, ancien collaborateur du journal du F.L.N. El Moudjahid.

MINGUET, Simonne, collaboratrice de l’agence Algérie-Presse-Service.

Roux, Albert, fonctionnaire au ministère de l’Agriculture.

SAINT-JALMES, Gaston, professeur d’enseignement technique.

SESTINI, Norbert, directeur technique.

SPIRE, Arnaud Hafid, professeur de lettres, ancien rédacteur au journal Alger Républicain.

Témoignages d’Albert ROUX, Hafid SPIRE, Simonne MINGUET et Pierre MEYERS. Le 27 septembre, plusieurs Français ou Algériens d’origine française récemment expulsés d’Algérie donnèrent à Paris, au Palais de la Mutualité, une conférence de presse. Nous donnons ici des extraits de leurs déclarations :

Albert ROUX :

Voici les principaux sévices que j’ai subis :

Tourner, jambes tendues, autour de son index sans que celui-ci cesse de toucher le sol ;

Strangulation au pied : j’étais étendu sur le dos, bras en croix maintenus par deux hommes qui m’écrasaient chacun une main avec un pied ; un troisième me plaçait alors sur la gorge un morceau de pneu de la largeur d’une main et appuyait avec le pied, provoquant ainsi l’étouffement. Tout ceci agrémenté à diverses reprises de tortion des parties sexuelles. Ces tortures se passaient dans les locaux de la P.R.G.

Supplice de l’électricité : fil branché directement sur une prise de courant, l’autre extrémité étant mise en contact avec diverses parties du corps mouillées.

Supplice de l’eau : j’étais placé nu, pieds et poings liés derrière le dos, dans une salle de douche. Un des tortionnaires plaquait sur mon visage mon maillot de corps, tandis qu’un autre, à l’aide d’un tuyau branché au robinet, m’inondait le nez et la bouche tout en appuyant avec son pied sur mon estomac. L’effet produit est celui de la noyade. L’électricité et l’eau me furent administrées dans une villa vide dans la nuit du mercredi 1er septembre. Dès le jeudi 2, j’ai constaté que je n’entendais plus de l’oreille droite. Cette surdité a duré plus de quinze jours.

Hafid SPIRE :

J’ai été arrêté le mardi 7 septembre ; lorsque je dis arrêté, je devrais dire enlevé. L’une des nombreuses polices parallèles de Boumedienne, agissant sur renseignements, avait arraché, après quarante-huit heures de tortures, à un camarade « supect », le nom d’un jeune professeur, Salah Chouaki, avec qui je partageais depuis plus d’un an mon appartement.

On m’emmena dans un bureau désaffecté afin de m’y apprendre à faire « la toupie » : les policiers m’obligeaient à tourner courbé, un doigt par terre, une main derrière le dos, de plus en plus vite. Lorsque, étourdi, je vacillais, ils « jouaient » avec moi comme avec un ballon, m’assénaient coups de poing et coups de crosse de revolver sur la nuque.

L’après-midi, j’étais plus faible et je perdis conscience deux fois. Alors, les tortionnaires inventèrent de nouveaux sévices « en attendant la tombée de la nuit » (strangulation, étouffement, torsion des parties sexuelles).

Lorsque je fus nu, mes tortionnaires, au nombre de cinq, me ligotèrent. Après quelques coups, on me jeta par terre dans une ancienne salle de bains, spécialement aménagée pour la circonstance. Après m’avoir aspergé d’eau froide à l’aide d’un tuyau, l’un des nervis commença à me promener tout le long du corps un bâton sur lequel étaient fixés deux fils dénudés reliés à une prise de 220 volts. L’un d’eux m’enfonça le bâton aux fils dénudés dans la gorge.

Ce fut ensuite le supplice de l’eau. Des séances nocturnes à la « villa » se reproduisirent sans raison logique à plusieurs reprises. Dans les couloirs de la P.R.G., on enjambait les corps des torturés.

Simonne MINGUET et Pierre MEYERS :

Nous avons été arrêtés devant notre domicile dans la nuit du 2 septembre par des policiers de la P.R.G. en civil, sans aucun mandat d’amener, d’arrêt ou de perquisition. Après avoir opposé une vive résistance, nous avons été brutalement frappés, enchaînés et conduits au siège de la P.R.G. où l’interrogatoire a immédiatement commencé. Nous avons été interrogés séparément, Pierre Meyers subissant au cours de cet interrogatoire de nouveaux sévices qui entraînèrent une fracture d’une côte et diverses blessures constatées par la suite par un médecin de la Sécurité militaire.

Dans le courant de la nuit, les policiers sont retournés à notre domicile où, en dehors de notre présence, ils ont perquisitionné, emportant au siège de la P.R.G. une grande quantité de documents (...) C’est après vingt-quatre heures d’interrogatoire que nous avons rencontré les autres victimes de cette rafle policière. Nous avons ensuite été incarcérés avec eux à la prison militaire, puis de nouveau à la P.R.G., d’où nous sommes sortis ensemble, après trois semaines d’incarcération au secret.

Témoignages de KANAPA, Paul-Aimé BAUDIER et SESTINI

Le 10 novembre 1965. cinq des sept Français ou Algériens d’origine française expulsés par les autorités algériennes après quarante-cinq jours passés en cellule, donnèrent à Paris, au Palais de la Mutualité, une conférence de presse, dont voici les principaux extraits :

KANAPA. — Ils sont venus me prendre le lundi 20 septembre vers 21 h 30, alors que je devais rentrer en France avec ma famille deux jours plus tard. « Ils », c’est-à-dire des officiers de l’A.N.P. en civil, appartenant au service opérationnel de la Sécurité militaire. Effraction, mitraillettes, rien n’y manquait...

Ils n’avaient pourtant ni mandat d’amener, ni mandat de perquisition. Ils avaient besoin de moi pour « vérification d’identité ». J’ai été emmené en voiture, à découvert jusqu’à El Biar. Ensuite, ils m’ont recouvert le visage de mon tricot pour m’en-pêcher de voir.

BAUDIER. — Kanapa, ainsi que mon frère et moi-même, nous avons été torturés tout de suite après notre arrivée. J’ai croisé mon frère dans l’escalier du sous-sol : il venait d’y passer, et moi j’y allais.

L’ordre arrive très vite : « Déshabillez-vous », et c’est le supplice de la baignoire. Assis, les bras liés autour des genoux, un gros bâton entre les genoux et les coudes, l’ensemble posé en travers de la baignoire.

Au début, la tête reste hors de l’eau, mais il suffit d’une pression, et l’on est submergé, et l’on étouffe. La première fois, on tient, mais ensuite...

Après, l’électricité. Ils prennent le fil d’arrivée d’une ampoule débarrassée de sa douille. Directement branché sur le courant « secteur », du 220 volts, ils le promènent sur les poignets, sur la poitrine, sur les parties.

KANAPA. — Aux séances de tortures assistent des officiers en civil et des militaires en uniforme. Les officiers, pendant les séances, se réconfortent en se passant de main en main des bouteilles de whisky.

SESTINI. — Un camarade oranais, enfermé dans la même cellule que moi, m’a raconté l’histoire de ce co-détenu, suspendu pendant une heure et demie par des menottes qui lui entaillent la chair jusqu’à l’os, assommé à coups de marteau par ses tortionnaires qui, pour finir, lui transpercent le côté d’un coup de baïonnette.

KANAPA. — Il y eut la terrible nuit du 21 au 22 septembre, celle des grandes rafles. De 8 heures du soir au lendemain matin, ce ne furent que hurlements arrachés aux suppliciés. C’est alors que Gilberte Taleb fut torturée.

Notes

1 Dont on trouvera plus loin le texte.

2 A fin février 1966, le nombre des détenus inculpés d’El Harrach avait été porté à soixante-deux.

3 A la date à laquelle cette plainte avait été adressée à l’O.N.U., la mère du président Ben Bella n’avait pas encore été autorisée à rencontrer son fils.

4 Dans une autre déclaration, Makouf a précisé qu’il avait été emmené à la chambre de torture en présence de Zaaboub de la J.F.L.N., et torturé sur l’ordre de Ben Hamza, en présence du dénommé Ammi, de Bel Abbès.

5 Voir p. 59-60.

6 Voir p. 73 et 96.

7 Voir p. 70.

8 Voir p. 56-57, 79-80 et 92.

9 Voir p. 80.

© 1966 by LES EDITIONS DE MINUIT

7, rue Bernard-Palissy — Paris (6e)