El Hachemi CHERIF
Aux participants au pré-congrès (centre) du MDS du 14 juillet 2005
Aux camarades, sympathisants, et amis du MDS,
C'est avec un sentiment très fort de camaraderie et de solidarité que je m'adresse à vous en ce jour important pour la vie du Mouvement et auquel je regrette profondément de ne pouvoir participer directement.
Encore une fois, mon état de santé ne me permet pas d'assister (physiquement tout au moins) à une opportunité de rencontre et de débats dont vous savez tous le degré de passion que je mets. J'espère de tout cœur qu'elle sera ma dernière absence.
14 Juillet 2005
Chers camarades et amis,
Nos travaux d'aujourd'hui constituent le dernier jalon dans la voie de notre congrès qui se tiendra une année et demie après la tenue des présidentielles du 8 Avril 2004, un temps de recul relativement satisfaisant (reste à savoir qu’en est-il de la qualité de ce recul) et si riche en événements et rebondissements pour permettre d'élaborer une appréciation qui se rapproche le plus possible de la réalité et la plus conforme à notre ligne stratégique qui a besoin d'être actualisée et de plus en plus affinée. Mais, nous n'y parviendrons que si nous nous élevons au niveau de nos responsabilités, si nous nous débarrassons de toutes sortes de préjugés, de routine, ou d'automatismes susceptibles de nous conduire à commettre des erreurs par répétition alors que l'évolution aussi bien de la base matérielle que de la superstructure institutionnelle connaît des modifications par la force ou "en douce", tout comme le mode de rapport entre l'État et la société. Y a-t-il mieux, plus opportun qu'un congrès national pour mener une réflexion individuelle et collective aussi intense que possible permettant d'apporter les changements et les modulations nécessaires pour mettre le parti à niveau ?
Un congrès se tient pour formaliser la vie organique (au sens du vivant) et historique du parti, faire le bilan, mettre en question, réévaluer, et mettre à jour la ligne, la ou les tactiques, les concepts, vérifier l'état de leur caractère, tirer les leçons et les conséquences de l'expérience. Notre congrès sera l'occasion non seulement de faire le bilan nécessaire d’un mandat, mais également de soumettre à la réflexion et à l'analyse rétrospective l’ensemble de notre ligne telle qu'elle s'est cristallisée depuis le congrès du PAGS de décembre 1990 au terme d'un débat d'une densité impressionnante.
Allons droit au but. En l'occurrence, doit-on reconduire automatiquement le discours et la praxis de la ligne générale de rupture avec l'islamisme (dans ses différentes composantes pour autant qu'elles soient stables et donc analysables, du point de vue du travail politique de fond en plaçant la question de la séparation du politique et du religieux au plan institutionnel au centre de nos préoccupations) et le système rentier bureaucratique (dans ses différents segments sans doute en différenciation continue) dans les mêmes formes, compte tenu de l'évolution des rapports de force sur le long terme ? Quelle formulation peut rendre le mieux compte de la nature du système actuel en tenant compte des évolutions qu'il a connues : dictature bureaucratique et despotique imposant au pays une voie unique et unilatérale, l'imposant par les partis- État, la famille dite révolutionnaire comme agent de légitimation, mais surtout la posture permanente de l'armée qui constitue l’axe central et le centre de gravité, rentier- conservateur-islamiste (la connotation islamiste, ou islamisante ne pas oublier qu'elle vient de loin et qu'elle a imprégné le mouvement de libération nationale du noyau du pouvoir revêt-elle toujours la même pertinence et la même forme, n'est-elle pas en déclin du fait de la défaite qui lui a été infligée par la résistance des forces vives du pays - déclin historique ?). Y a-t-il des modifications qui ont affecté la structure de la rente et quelles sont-elles ? Enfin, ce pouvoir est-il toujours conservateur (et quel contenu donner à ce conservatisme) au vu des dernières initiatives qu'il a prises dont il faut mesurer le degré de pertinence, notamment celles concernant l'enseignement islamique, le code de la famille, le code de la nationalité, etc... dont on sait qu'elles lui ont été imposées par l'évolution objective de la société et le contexte international ? Cependant, il n'est pas évident qu'elles affectent la nature profonde du pouvoir qui continue par mille et une voix de s'exprimer dans le discours et les autres initiatives du pouvoir en direction des islamistes. On peut penser aussi comme certains qu'il y a un retour à une vision populiste dont le centre de gravité s'est déplacé du centre vers la droite. C'est ainsi qu'on peut observer quelques avancées surprises paradoxales de Bouteflika sur certaines questions importantes après les avoir rudement contrariées, par exemple, sur tamazight, l'abandon des dossiers du TPI et des disparus (escamotés et devenus sans valeur d'usage marchande et sans justification, surtout sans base populaire), et plus récemment la position par rapport au terrorisme telle que formulée la veille du cinquantième anniversaire du 1" novembre. Mais, il reste que la question de l’amnistie et de la réconciliation nationale peut servir encore de marchepied à l'islamisme. Et à ce propos, Bouteflika prétend vouloir officiellement consacrer une fin supposée au conflit avec l'islamisme par un acte solennel qui devrait clore ce qu'il appelle la tragédie nationale... Pourtant il n'ignore pas qu'il ne s'agit pas en l'occurrence de quelque guerre juste, mais d'une agression caractérisée, délibérément barbare et sauvage contre le peuple algérien et ses institutions. Un tel acte signifierait par conséquent une reconnaissance de la justesse et de la noblesse de la cause islamiste. Cela veut-il dire autre chose qu'absoudre les crimes contre l'humanité, faire assumer la même responsabilité aux crimes contre l'humanité et aux sacrifices consentis pour les empêcher (l'ANP, les démocrates et patriotes auraient-ils eu tort ainsi de résister ? Auraient-ils dû laisser le peuple se faire écraser par la machine du fascisme barbare des islamistes ?), ceux qui ont détruit un patrimoine humain, matériel et spirituel irremplaçable du pays. On ne peut mettre sur le même pied d'égalité les criminels fascistes organisés et le peuple pacifique et les démocrates qui n'ont fait que subir et résister. On ne peut clore ce dossier par une telle logique, mais par la condamnation claire, sans équivoque des crimes islamistes, et au lieu de tenter de les faire concilier avec l'islam, plutôt affirmer sans ambages que ces forces, ces organisations et les éléments qui les composent n'ont pas été l'expression d'une religion, mais son détournement et son dévoiement. Et la seule façon d'éviter le retour de ce phénomène c'est la séparation du politique et du religieux dans tous les domaines et l'abrogation de l'article 2 de la Constitution. Nous ne sommes pas les seuls à avoir à gérer un tel débat. À ce propos, je ferai cet emprunt à Habermas qui, dans ses écrits politiques et se référant aux débats actuels sur les responsabilités de la Deuxième Guerre mondiale , 55 ans après, écrivait "on ne peut à la fois entreprendre une abstraction morale et insister sur le concret de l'Histoire. Celui qui néanmoins persiste à vouloir porter le deuil du destin collectif sans faire la distinction entre coupables et victimes a nécessairement quelque chose derrière la tête".
Autant dire que la clarification des concepts, en est la vigilance conceptuelle et leur capacité à réfléchir le réel, est d'autant plus nécessaire qu'ils sont forgés pour couvrir une période variable allant de la tendance lourde à la tendance conjoncturelle, mais aussi pour préfigurer le futur, anticiper. C'est juste pour ouvrir l'appétit, les autres vraies questions sont à mettre à jour et à élaborer, et un grand travail a déjà été fait dans ce sens (voir différentes contributions et évaluations) !
Quelques mois précieux sont déjà passés depuis la présidentielle du 8 avril 2004 et des millions d'Algériens partagent déjà un large sentiment de gâchis, d'amertume, et pas seulement, ils tombent dans la régression sous tous les rapports. En effet, perçoit-on un quelconque signe de changement positif dans la direction de l'État et ses rapports à la société ? Des engagements fermes, ne serait-ce que des frémissements ? Que sont devenus les 85% des voix de Bouteflika ? Contentons-nous de poser la question et observons que la ligne présidentielle depuis sa première élection reste la même sur le fond et plutôt s'aggrave avec les offres entêtées aux islamistes par le moyen de l’amnistie et de la "réconciliation" et dont il faut bien considérer qu'elles constituent le noyau dur et la pierre angulaire de ses orientations, en dépit du discrédit total que porte cette notion dans la société, tandis que la tendance antidémocratique, et, disons-le de dictature bureaucratique, voire despotique étend ses tentacules sur l'État et la société, avec l'assèchement total de toute vie démocratique. Ce discours domine tout le discours officiel et couvre de sa voix les préoccupations du fond du pays : essor économique et social, démocratie, progrès, etc. Mais, peut-on responsabiliser Bouteflika seul ou considérer que s'il porte aujourd'hui le système, en en aggravant les traits négatifs, c’est que lui-même a été porté et continue à être porté par un système qui apparaît toujours verrouillé et impossible de changer de l'intérieur en raison de l'implication de l'armée et des services de sécurité de l'État qui pourtant ont joué un rôle décisif dans la défaite du terrorisme islamiste. On a donc beau chercher les secrets de "l'élection" de Bouteflika dans les positions, les pratiques, les comportements, les manœuvres, louvoiements, tromperies et ruses, reniements, les trahisons vraies ou fausses des uns et des autres parmi les protagonistes, on n'y comprendra rien si on ne cherche pas ce qui explique ces comportements dans la logique du système politique algérien. La vraie question est celle du système dont toute la société dépend et paradoxalement lui est redevable. C'est pourquoi et pour autant, on peut se poser la question de savoir si Benflis qui a été présenté comme son principal rival aux élections après avoir été son principal collaborateur, celui dont il a dit contre Ouyahia qu'il lui faisant tellement confiance qu'il pouvait s'absenter du pays la conscience tranquille, aurait constitué un changement par rapport à Bouteflika, et dans le même mouvement un jalon pour le changement du système ? À partir de quoi, et à titre d'enseignement, on peut même se poser la question de savoir si l'élection, plutôt l'intronisation de Benflis, aurait changé quelque chose !? Même si l'on se persuade que sa base sociopolitique est quelque peu différente de celle de Bouteflika (classes d'âge, expériences, etc.). Avançons par hypothèse que tout en étant lié de mille et une manières à la même base rentière que Bouteflika et les autres candidats (et la preuve est qu'ils ont gouverné ensemble), il représente (il semble en tous cas représenter) les noyaux des secteurs de cette base rentière de départ à la formation historiquement complexe et ambivalente - qui considèrent et parviennent à la conclusion que le système joue désormais contre leurs intérêts stratégiques et qu'il est irrémédiablement condamné, qu’ils auraient donc plus intérêt à faire entrer dans la vie les réformes qu'imposent d’un côté les besoins nationaux et d’un autre côté le contexte international dont le système de compétition ne tolère aucun écart. Mais même si telle était la volonté de Benflis, aurait-il pu conduire des réformes, même limitées, jusqu'au bout (quand on connaît les tendances velléitaires et contradictoires dans le personnel du système) ? On peut se permettre d'en douter pour deux raisons, l'une liée à l'état des forces sociopolitiques en présence et l'autre raison fondamentale liée au fait que Bouteflika avec son discours ambivalent au niveau synchronique comme au niveau diachronique maîtrise le surf sur les évolutions nationales nécessaires et les évolutions internationales obligées (y compris sur la question de la gestion de l’islamisme) ... avec le souci constant de s'assurer un troisième mandat.
Alors, tant que nous nous trouvons dans le même système, ce système pourrait-il faire autrement que de choisir le maintien de Bouteflika ou à défaut d'un double ? Trouverait-il mieux ? Une partie du problème, c'est que Benflis n'est ni entièrement acquis au système pour le mobiliser en sa faveur ni entièrement hors du système pour mobiliser la société contre lui. C'est que, d'un côté, il ne garantit pas les intérêts et les alliances qui maintiennent le système, mais de l'autre côté il ne présente pas de garanties mobilisatrices sérieuses pour le changement. La lourde responsabilité des candidats démissionnaires et la sous-estimation de la crise de fond ou du fond de la crise est dans le fait d'avoir accompagné Bouteflika dans son élection, en sautant au-dessus de la crise de fond qui frappe le pays et qui est la crise du système. Bouteflika en se réalisant ne peut que réaliser les intérêts du système et les intérêts de ses alliés nationaux et internationaux.
En gros, l'ensemble des protagonistes ont négligé le caractère objectif, donc pertinent et inexorable, du processus national et de l'évolution internationale qui l'enserre, et le terrain et l'objet sur lesquels se tient le jeu et se joue la partie, à savoir le peuple. De tout cela résultent des rapports de forces croisés : classe politique, classe dirigeante, la société, restés pour l'essentiel les mêmes, c'est-à-dire, réciproquement inversés. Une telle structure ne préfigure et ne porte dans son ventre aucune possibilité de changement interne ou externe au système, fusse par des élections et surtout pas par des élections, d'autant qu'elles sont fraudées de bout en bout, tant que de nouvelles forces objectives liées à l'essor des facteurs objectifs et notamment dans l'économie et la structure de classe de la société n'ont pas émergé au détriment de la rente et des bases sociales qui en profitent.
On en revient au fond d'une de nos thèses qui postule que le système actuel a largement épuisé tout son potentiel de progrès, et qu'il n'y a pas de dépassement possible de la crise en dehors du dépassement du système lui-même, État et classe politique (entretenue par le système) compris.
Les équations et leurs réponses sont aujourd'hui bien simples, et assurément bien problématiques :
Les ressorts sont brisés, les maillons rompus entre la société, la classe politique et l'État dans des rapports croisés. Plus loin, la régression va jusqu'à frapper le cœur de la société, c'est-à-dire sa mémoire collective et son sens collectif, les valeurs civilisationnelles acquises de longue date. C'est ce qui explique les problèmes de l'élaboration de l'Histoire, de sa diffusion et de son enseignement. En fait, ce système n'a pas besoin d'Histoire ni de conscience historique qui sont les bâtisseuses de la conscience nationale.
Le complexe appareil d'Etat/Nation/Société est en perdition. Les commandes de bord (d'abord y a-t-il un bord ?) ne répondent plus, et plus grave il n'y a pas de pilote pour suppléer aux défaillances du tableau de bord virtuel qui commande la conduite des affaires du pays, ou il n'y a de pilote que pour une politique unilatérale et les règlements de comptes et il n'est même pas pilote de lui-même (ce qui pourtant est l'idéal d'un État démocratique moderne).
Le pouvoir, prisonnier de la routine du système rentier (avec son "j'y suis j'y reste") ne cherche pas à dépasser positivement la tension et l'état de crise, il les nie et les laisse s'aggraver manifestement sur le terrain des réalités socio-économiques, et en soubassement sur le plan politique. Il se satisfait et se réjouit même peut-être de la désertification de l'espace politique.
Pour illustrer :
- II faut un projet (ne parlons pas de ce projet de société trop complexe à penser pour ce système). Or Bouteflika n'en ressent pas le besoin. Pour lui (et son pouvoir et le système qui en est l'assise institutionnelle), gouverner c'est seulement s'affirmer aux commandes quand bien même il ne s'agit que de naviguer à vue,
- II faut unir, rassembler. Il désunit,
- II faut mobiliser, lui démobilise et désoriente,
- II faut composer avec des partenaires, lui ne fait que défier "tel me le paiera !". Tout est bâti sur la ruse, la fraude, le mensonge, l'hypocrisie, la duplicité du discours.
- Au moment où le pays a besoin de démocratie, il fait reculer ses premiers acquis déjà si fragiles. Donc pas de souci de partage, d’association...
L'Algérie a besoin d'unité, de cohésion nationale et sociale, Bouteflika lui impose la division. Elle a besoin de clarté et de cohésion politique, il impose l’opacité et la confusion. La crise est éligible à des rebondissements, susceptibles d'éclater en tout temps et de remettre en cause les équilibres précaires négociés pour faire passer le 8 Avril. L'approche de la future présidentielle va exacerber les contradictions et les tensions, Bouteflika étant susceptible de s'apprêter à faire le vide et doubler Ouyahia ou d'autres candidats potentiels pour tripler son mandat. Tout dépendra de la question de savoir si la ligne actuelle arrivera à stabiliser ou non l'édifice d'ensemble dans le sens d'une véritable sortie de crise.
Ces tensions nouvelles dans la continuité des anciennes vont affecter tout le pouvoir, dans sa totalité comme système qui campe dans l'autisme. Non seulement il ne voit pas et n'entend pas, il n'éprouve aucune sensibilité. Et il est conforté par l'absence de contre-pouvoirs qu'il a lui-même laminés, à l'intérieur du système d'État comme à l'extérieur. En réalité, il n'en veut pas. Ses prétentions pédagogiques le conduisent à justifier le blocage du processus démocratique par le fait qu'il s'agirait d'un processus long et complexe, etc. pour le rejeter aux calendes grecques). En réalité c'est sa logique de pouvoir qui allonge ce processus et la preuve est dans la régression démocratique de fond qui marque son pouvoir.
II impose un retour à la pensée unique. Il l'applique au peuple, et même à ses partisans. De sorte qu'on peut affirmer que quand on parle de pensée, on se fait excessif. En réalité, il s'agit d'une pensée fossilisée, au point de devenir une non-pensée (pas dans le sens d'impensé philosophique !). En réalité, ce système lui-même n'a pas besoin de pensée. Il ne pense pas, et donc ne se pense pas. Il est illisible aux autres, illisible à lui-même ! Il ne se reconnaît dans aucune structure cohérente, mais agit comme entité transcendante. Partant de là, et puisqu'il inhibe ou même interdit la formation des moyens et des instruments de sa réforme, il se trouve dans l'impossibilité de se réformer. La rente est son axe central, le fondement, l'assise qui le porte. Son hybridité lui permet de se redéployer, de se légitimer, et de se relégitimer en permanence.
En dépit des rentrées financières copieuses, ce système est incapable de résoudre les problèmes majeurs actuels, à plus forte raison, réaliser des accumulations. Son comportement n'obéit à aucune stratégie claire, cohérente, pouvant déboucher sur des accumulations. Celles-ci ne sont possibles dans ce type de système ni par linéarité ni par bonds en avant (l'une et l'autre de ces deux logiques supposant la production des forces du changement). La rente reste la principale ligne de démarcation (ou de discrimination). Non pas qu'il n'y en ait pas d'autres, secondaires, mais il est évident que la principale se situe entre les bénéficiaires et les distributeurs de la rente d'un côté, et ceux nombreux qui en sont exclus ou écrasés par la rente, et qui pourtant peuvent participer à un niveau subalterne, de l'autre.
C'est un système dont nombreux sont les citoyens qui profitent de ses privilèges, mais dont souffrent des victimes en nombres plus importants y compris parmi ceux du premier groupe que le système empêche de se former comme classe moderne, indépendante (disons plutôt en quête d'indépendance par rapport à la rente et à son système), développée, dotée d'une conscience claire des intérêts stratégiques et historiques de la Nation. Au total :
- Dépression continue (sans possibilités sérieuses de rebondissement) de la situation économique, sociale et culturelle, avec dévaluation des notions d'organisation, de rationalité, d'économie, du travail et de valeur-travail, de service public, d'honnêteté, des valeurs universelles, à l'avantage des comportements négatifs et nocifs pour la société. L’enseignement : recul de la démocratisation, recul de la qualité, recul du rapport à l’enseignement. Que deviennent les vraies constantes tant vantées et chantées comme la promotion véritable de l'arabe comme langue de savoir ?
- Déstructuration de la société et des classes sociales traditionnelles (classiques ?) héritées de la période coloniale et de la période d'essor patriotique (elles se sont, si l'on peut dire, hybridées, appauvries au plan socio-économique et culturel, sous le sceau du mouvement de mutation sociale), avec transformation (bouleversement ?) du poids relatif de chaque classe et de sa position dans /'ensemble social. Il est manifeste que le poids objectif- et donc conséquemment subjectif- des classes et couches progressistes a considérablement régressé et est devenu dominé au profit du poids objectif et subjectif des forces réactionnaires qui a considérablement augmenté et devient outrageusement dominateur. La présence et l'influence des deux pôles socio-économiques et politiques sur les différents centres de pouvoir et les institutions ont suivi naturellement la même courbe d'évolution. Que reste-t-il de la mémoire de presque un siècle de mouvement national ? De mouvement ouvrier, syndical et communiste ? Et même du mouvement réformiste structuré (laïc ou islamique) ? Aujourd'hui, tout est pris dans un mouvement brownien dont personne ne peut prédire l'avenir.
- Crise des élites, des organisations, des contenus et des formes d'organisation de l'État et de la société (appareils d'État à tous les niveaux, institutions, assemblées dites élues, partis, pseudo partis ou de faux partis pour ne pas avoir à classer dans la rubrique "partis" des appareils et des organisations montées de toutes pièces par différents lobbies et clans du pouvoir), syndicats, mouvements associatifs, etc.)
- Crise totale du système dit démocratique (élections structurées et fraudées dont la société est résignée à accepter les conditions et les conséquences, et qui cache une véritable crise de représentation, seule pèse la loi de la force et du mieux placé dans les appareils du système). Dans ce sens, les institutions dites élues, la classe politique ne sont ni productrices de démocratie ni des reproductrices. Elles sont, de par leurs caractéristiques fondamentales, incapables de faire avancer le processus démocratique et on peut même dire qu'elles sont des facteurs bloquants et contrariants. De toutes les façons elles ne font ni œuvre de contre-pouvoir ni de critique du pouvoir et du système. Elles lui servent d'alibi. Elles en sont les auxiliaires obligés, piégés, et engrenés.
- Crise des formes de lutte et de pression sur le pouvoir, due entre autres au déséquilibre terrifiant entre la réalité du mouvement de masse et les appareils de répression.
- Les maillons de la continuité et de l'accumulation historiques dans tous les domaines sont rompus et les ressorts sont brisés avec un affaiblissement considérable du sentiment national et patriotique que confirme l'exil massif des élites et des jeunes conforté et aggravé par le terrorisme islamiste. Notre fonds de mémoire historique est gravement atteint et dilapidé. Et les dégâts sont irréparables.
- Crise morale, anomie, perte des valeurs positives. La corruption matérielle et morale est largement entrée dans les mœurs. Elle est devenue un mécanisme de régulation, un rapport social.
Telle est la situation d'ensemble que le pouvoir veut normaliser par tous les moyens. Aussi, nous nous trouvons aujourd'hui devant deux Algérie, ou d'une Algérie à deux vitesses : celle d'en haut, officielle qui vit dans l'aisance matérielle et la volonté de commandement, et celle d'en bas, bien réelle et souffrante ! Qui ne s'écoutent pas, ne s'entendent pas ! L’impression que donne l'évolution actuelle, c'est que dans ce qui est visible et prévisible, l'Algérie va droit au mur, c'est-à-dire vers le chaos. Et l'État actuel n'y pourra rien, il suffit d'examiner de près le paysage socio-économique et les mouvements qui le traversent pour rendre la conclusion que le rythme de déliquescence et de paupérisation et le délabrement vont bien plus vite que les possibilités et les capacités de l'État et de la société de rattraper ce décalage et de le dépasser, à plus forte raison de l'inverser.
C'est cette normalisation et cet effet de constante qu'il faudrait aux démocrates et patriotes combattre de toutes leurs forces et refuser de laisser installer. Et par conséquent la critique de ce pouvoir n'a de sens et son combat n'a d'efficacité que si la lutte théorique, politique et sociale s'étend à la critique systématique et systémique de tout le dispositif institutionnel, de tout le processus qui l'a porté jusqu'ici et qui met en question l'État, tout l'État ! La seule solution consiste à changer le système en son socle de sorte que l'Algérie reprenne le chemin de l'essor économique (on a envie de dire n'importe quelle économie pourvu qu'il y en ait), de l'accumulation et du progrès.
En ce qui nous concerne, il est toujours utile d'interroger notre ligne sur sa justesse ou non et sur la justesse de toute notre praxis. Non seulement il ne faut pas s'empêcher de le faire, mais il faut considérer comme un devoir de le faire, de façon claire et lucide. Du point de vue méthodologique, il faut avoir toujours en mémoire vive l'ensemble des arguments qui ont fondé notre position. Notre conception de la lutte politique et idéologique marque toute la différence entre la démocratie réelle qui prend en compte toutes les conditions objectives et subjectives de l'existence et de l'exercice de la démocratie (niveau de développement, niveau de vie, véritable État de droit) et la démocratie formelle qui se contente de ses attributs extérieurs. Ceci étant, nous pouvons estimer avoir joué un rôle, sinon majeur, tout au moins significatif dans l'éclairage et la conduite des luttes politiques. Notre ligne et notre combat ont contribué à mettre l'intégrisme et son bras armé sur la défensive, elle a considérablement gêné les manœuvres réconciliatrices. Maintenant, il devient difficilement envisageable et prévisible de voir revenir à une telle opportunité, dans les mêmes conditions. Cette demande est devenue obsolète et dépassée, dans la forme qui est la sienne tout au moins, cependant que le même objectif de fond reste valide, plus que jamais nécessaire et possible, et possible parce que nécessaire. Nous devons refuser d'être prisonniers des habitudes traditionnelles et routinières de pensée. Mais, c'est sur la base de progrès relatifs, mais réels, ou réels, mais cependant relatifs. Nous avons, en quelque sorte, participé à la préparation de possibilités d'une bifurcation positive. Ce qui ne signifie pas qu'elle arrivera demain : tellement de retards ont été accumulés ! Mais, déjà, il y a et il y aura encore forcément changement dans les modalités - qui impliqueront toujours les appareils compte tenu de leur poids rapporté à celui de la société, mais davantage la société, non pas la société vue comme masse inerte, mais comme corps dynamique. Évidemment, ce changement se réalisera au terme d’une période plus ou moins longue. Mais, une avancée décisive a été faite dans cette voie. Et il faut mettre à profit cette avancée pour arracher à l'islamisme (et disputer au système) toute possibilité de reprise de l'initiative stratégique dans les nouvelles conditions où sa pression sur la société algérienne a considérablement baissé chez l'islamisme et semble paradoxalement se stabiliser chez le système.
Il serait utile de faire le bilan de l'islamisme, et demander des comptes à ses partisans et ses soutiens. Quelle a été, et quelle est, dans la vie et l'expérience réelles, son utilité publique, sociale, politique, intellectuelle ? Il ne s'est manifesté qu'en tant que force de freinage de la société et de l'État, du progrès, de la culture et de la civilisation ?
L'islamisme a été acculé à la défensive par la pression dissuasive de la société et de l'État (en dépit de son caractère hybride et en cette raison même). Ayant perdu substance au présent dans les générations qui l'ont déjà pratiqué et expérimenté, il tente de se projeter dans le futur en se rabattant violemment sur les enfants et les jeunes qu'il embrigade et met sous sa pression en exploitant les organisations d'encadrement de la jeunesse et de l'enfance (UGEL, SMA, etc.) ou en en créant pour la circonstance. Cependant, peut-on estimer que l’évolution de fond des partis islamistes confrontés à la société marchante les conduit forcément dans un processus d'islam- démocratisation à l'instar des processus de chrétienne- démocratisation en Europe et en Amérique latine ?
Rien ne nous oblige à céder aux pressions et nous précipiter à nous prononcer sur cette question, car son dénouement traverse un processus contradictoire qui ne se laisse pas lire facilement à un premier niveau. Ce processus est contrarié par le fait que les partis islamistes ne sont pas prêts de s'accommoder de la séparation entre le politique et le religieux, s'appuient sur /'internationalisation de la mouvance islamiste y compris la plus radicale, en plus du fait que les patriotes et autres démocrates ne les poussent pas à aller dans ce sens, compte tenu de leurs propres retards de conscience.
Tous les éléments d'analyse liés au système rentier bureaucratique et à son caractère démiurge, à son essence idéologique et institutionnelle, à sa capacité de phagocyter le réel et l'espérance de progrès, restent valides et pertinents. Il avance masqué, il recule masqué. Normal. Par nécessité. Il est en rupture de cohérence (les contradictions internes continuent à s'exacerber). Il est en rupture de stock de base (celle-ci s'est disloquée sous la pression des évolutions nationales et internationales). Il est en rupture de stock d'alliances (les choix -surtout ceux du pouvoir - sont tenus d'être de plus en plus prudents et affinés) au plan idéologique. Son alliance triple ou quadruple prétendument formalisée si l'on y ajoute l'UDR en pâtit. En effet, comment "souder" les prétentions anti-intégristes de l'UDR ( fussent-elles encouragées par le noyau du pouvoir pour phagocyter le RCD et le MDS) et les prétentions islamistes de Hamas ?
Au plan idéologique, la révision du code de la famille illustre la volonté du pouvoir comme entité politique, idéologique, institutionnelle, de faire certaines des concessions qu'impose la montée des aspirations démocratiques et des contraintes sociales, tout en s'efforçant de tenir fermement l'initiative stratégique et de la tenir liée au plan idéologique aux valeurs islamiques. Et on peut ranger cette question dans la logique qui a régi la série des décisions apparemment paradoxales qui ont conduit à la constitutionnalisation de Tamazight, à la réintégration du français dans l’enseignement et à la récente adhésion à la francophonie. Tout cela donne l'impression que le caractère débridé de Bouteflika dont on disait dès le début de son premier mandat (et c'était politiquement juste de le dire) qu’il lui donnait la possibilité de tendre la main aux islamistes, c'est ce même caractère débride qui lui donne (le toupet), la force et la capacité d’initiative de mesures de progrès, les batailles d’arrière-garde et d'escarmouches étant menées par les islamistes autour de la question de l’importation des boissons alcoolisées, et encore pas tous puisque Hamas, comme à ses habitudes, trouve les arguments les plus farfelus pour abdiquer et justifier sa position.
Quant au diagnostic de l'état des démocrates, il est difficile à faire. Actuellement, c'est la léthargie qui règne, signe du choc du 8 avril et des carences en matière d'analyse des faits et des tendances lourdes. Mais des rebondissements sont parfaitement possibles. En réalité le terreau démocratique n'est pas asséché comme le prétendent certains observateurs, Il est toujours là, disponible, peut-être plus que jamais, mais ne rencontre pas encore ses "élites'’. La phase actuelle doit être à la cristallisation des conditions, des facteurs et des forces de changement et notamment par l'essor des forces productives. D'une part, le pays a besoin de s'acheminer vers des Polarités radicales, sur une base de principes et de valeurs, et sur une base de praxis et de pratique. D'un côté, c'est bel et bien en dehors de la classe politique actuelle que peuvent s'ouvrir des perspectives, car elle en est l'exact contraire. Mais, en même temps elle reste présente, du fait que l’arbitrage de la société n'est pas suffisamment pertinent, et n’oppose pas de sanction négative.
Avec Bouteflika, on assiste à une accélération de l'obsolescence de toute la classe politique, islamisme compris, processus qui a commencé bien avant, sous la direction de Zeroual (ne pas se laisser tromper par ce qui flotte à la surface, le FLN, le RND ne sont rien s'ils n'étaient portés à bout de bras par les appareils et les moyens du pouvoir). Mais au total, contre sa volonté même, et en cherchant à édulcorer les contradictions pour faire avancer son compromis, Bouteflika a fini par contribuer à abîmer les partis liés au système et l'intégrisme dans sa propre stratégie, y compris en lui promettant des perspectives impossibles. Alors que le système reste encore indemne.
L'analyse théorique, le bon sens, l’expérience pratique même confirment qu’il n’y a rien à faire de sérieusement positif avec cette classe politique. Elle constitue plutôt un écran qui empêche la cristallisation de nouvelles forces en partis politiques de type nouveau. Elle contrarie et retarde les processus de décantation. Alors quelle stratégie vis-à-vis d'elle ? Continuer à nous poser comme sa négation et à la poser comme notre négation, avec au bout de grandes inconnues ou bien la reconnaître au prix d’un gain nul ?
La question cruciale des instruments (élites politiques, sociales et intellectuelles, institutions), est celle de savoir si l'État va pouvoir et devoir (faute d'élites et d'une classe politique digne de ce nom) se réformer spontanément, par la bande, par le jeu des intérêts et des accumulations, par sa propre dynamique interne, sans être éclairé et tracté par un projet cohérent, élaboré, mobilisateur, ou ne se réformer que sous le poids des facteurs objectifs et subjectifs du changement, ou encore des sollicitations et pressions des nouvelles réalités mondiales !?
On peut d’ores et déjà compter avec les heurts d'intérêts à venir entre les appétits de la néo-bourgeoisie libérale qui cherche à s'émanciper de l'ordre ancien et ceux qui veulent maintenir cet ordre avec ses privilèges et les intérêts des alliances internationales de Bouteflika avec le capital américain et celui du Golfe. Mais aussi, et fondamentalement entre tous ces intérêts et ceux de l'Algérie et de ses couches populaires et de ses forces vives.
QUEL AVENIR POUR LE PAYS ?
Objectivement, et si les conditions ne changent pas substantiellement, pour ne pas dire radicalement, le passage par le chaos (à savoir par la rupture brutale des équilibres, le désordre et l'anarchie, pas forcément dans des formes violentes, peut-être une nouvelle "orange") deviendra inévitable, incontournable. D'ailleurs, ne faudrait-il pas considérer que nous avons déjà atteint un degré d'irréversibilité et de non-retour dans cette voie ? Il n'y a qu'à se référer aux réalités et aux chiffres socioéconomiques, à l'état des retards structurels en termes de facteurs objectifs et subjectifs dans tous les domaines (infrastructures, équipements, hydraulique, réseaux routiers et ferroviaires, enseignement à tous les niveaux - en matière de structures de base et de qualité, les retards de conscience et de civilisation, la rupture de la cohésion et de la discipline sociale, etc.,), tous ces phénomènes étant éligible à l’aggravation. La société est ainsi placée devant un choix cornélien : se laisser "normaliser" par le système, dompter, mater par gourou actuel, en Bouteflika, accepter le triste sort qu'il fait au pays, rejoindre la horde (sans péjoration aucune, juste pour signaler des communautés non organisées) des pays arabe-musulmans qui sortent de l'Histoire, ou résister par toutes les voies qu'offre la vie. Le MDS pour sa part, ne cherche pas, ne travaille pas, et ne souhaite pas une exacerbation, y compris au motif que l'aggravation des contradictions entraînera inévitablement un niveau plus élevé d'opposition, de résistance et de mouvement social et démocratique. C'est moins évident qu'il n'en paraît. C'est Brecht qui disait "les victimes d'un séisme se rendent-elles compte de ce qui leur arrive et peuvent-elles réagir en conséquence ?" Et le peuple n'en souffrira que davantage, de surcroît, sans la garantie d'une issue positive satisfaisante. Si dans ce cas, toutes les voies de la résistance démocratique et pacifique sont obstruées, le passage par le chaos (c'est à dire, à la rupture brutale d'équilibres ou au marquage brutal d'équilibres déjà largement rompus) comme c'est le cas actuellement, l'Algérie risque d'aller vers le divorce total et absolu État/société, vers un chaos indescriptible. Ce n'est pas une telle évolution que nous voulons ou que nous recherchons pour notre pays. Nous ne tomberons pas dans une telle tentation avec le vain espoir d'en tirer quelque dividende. C'est, au contraire, ce que nous cherchons à éviter. Et nous voulons alerter contre sa survenue avant qu'il ne soit trop tard, et s'il n'est pas encore trop tard. Pour dépasser la crise, construire les instruments politiques, sociaux, institutionnels de défense des intérêts matériels et moraux du peuple algérien et du changement dans la voie du progrès.
Il appert, si l'on peut tirer une conclusion théorique historiale de la phase en cours, que Bouteflika conduit, consciemment ou inconsciemment, la phase négative de reconstruction équivalent au pôle négatif (ou plutôt de recomposition ?) et nécessaire au pôle positif, du paysage d'ensemble, politique, culturel, idéologique, institutionnel, c'est celle de la destruction même s'il peut s'agir dans sa conscience d'essais de reconstruction (on ne peut pas lui prêter que de mauvaises intentions) opacifiées par les différents mouvements contradictoires État/Société, État/État, Société/société, souvent dans des lignes transversales. Il se heurtera, il se heurte déjà dans les formes multiples à une résistance passive, à des oppositions elles- mêmes déstabilisées et déstructurées, certes, y compris progressivement dans ses propres rangs qui vont être touchés, et une nouvelle phase succédera à la sienne et qui pourrait être celle de la rupture qui, elle aussi traverse deux moments.
Mais, on n'avancera dans la bonne direction que si on voit bien que sous quelque angle que l'on analyse la situation dans le pays, c'est la question capitale de la reconstruction, ou plutôt de la construction de l'État qui est vitalement posée, faute de quoi les hypothèses et projections prospectives et perspectives sur l'organisation de la société, sur la démocratie, la justice, la liberté, l'essor général, le contrat social, l'harmonie, ne seront que fantaisies. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'État, ou que cet État a failli sur toute la ligne. C'est bien ce même État qui a résisté contre le terrorisme islamiste (aussi parce qu'il le connaît bien) et en cela il a, en dépit de nombreuses faiblesses, accompli une mission historique majeure. Mais il a failli dans sa reconstruction et sa ligne stratégique en sous-estimant la valeur de la modernité politique, civilisationnelle et culturelle.
Et il devra bien s'agir d'un État qui se fait et se forge avec les logiques, les espaces, les instruments, les visions du XXIéme siècle, celui des grands ensembles et échanges, disons des interactions, de la mondialisation bien comprise dont tous devons profiter. Il va sans dire que nous ne pouvons prétendre à rien si nous ne mettons pas l'essor socio-économique au centre des préoccupations, avec le souci bien compris qu'il n'y aura pas d'essor économique stricto sensu qui ne s'appuie pas sur un essor social authentique, des bénéfices partagés qui insuffleront une dynamique et une énergie nouvelle pour soulever le pays. Par conséquent, il ne peut y avoir d'économie neutre, et à plus forte raison d'économie libérale ou néo-libérale capable de libérer notre pays et de le faire progresser. Le progrès social (pouvoir d'achat, conditions de vie et de travail, besoins sociaux, démocratie, etc...) n'est pas qu'un point idéologique abstrait, il ne s'y réduit pas, mais se trouve au cœur de la dynamique générale d'évolution, en même temps qu'une condition majeure de sa réalisation.
À ce point de l'analyse, il faut prendre la mesure de la lourde responsabilité des démocrates et des patriotes au sens large, pour ne pas faire illusion sur la pseudo classe politique démocratique. Quant à cette dernière, les erreurs à répétition qu'elle a accumulées depuis le début des années 1990, les opportunités gâchées la rendent responsables en grande partie du drame épouvantable que continue à vivre notre peuple sans espoir de s'en sortir encore. Il reste à savoir qu'elle est - ou quelles sont - les sources de ces erreurs : faiblesses théoriques et politiques, intérêts de classe ou les deux ?
Le MDS s'est distingué radicalement de cette classe politique, sur l'essentiel, malgré et avec une élaboration du côté du parti et une lecture du côté de l’opinion rendue difficile par la contradiction insoluble entre la nécessité d'alliances couvrant différents espaces et la difficulté même de les mettre en œuvre en raison d’approches politiques et empiriques différentes, mais sans doute aussi des raisons subjectives de carrière. Il a constitué un lieu de résistance privilégié contre le terrorisme, sa matrice idéologique qu'est l'islamisme, et la critique fondamentale du système politique algérien, de son État et de son pouvoir. Il a même décelé les prémisses de changements possibles dans l’évolution de la situation nationale et internationale. Il a aussitôt posé publiquement les considérations, les attendus, les éléments et les jalons d'une bifurcation de l'évolution presque dans les termes dans lesquels elle se pose actuellement.
Intégrer dès maintenant nos thèses critiques et prépositionnelles sur les questions liées à la stratégie d'édification, aux problèmes socio-économiques (avec leurs implications internationales), à la paix, aux droits de l'homme, aux libertés, à l'égalité et à la justice, aux questions de la mondialisation, du monde arabe et musulman et du grand Maghreb, à l'amnistie et à la réconciliation nationale. Soutenir la controverse tout en restant ouverts.
Désormais, nous devons concevoir la démocratie non comme un préalable abstrait, comme une utopie ou un idéal, mais comme une conquête, dans le même temps qu'un moyen de conquête du pouvoir.
Concrètement :
Cristalliser, rendre visible, palpable, le projet de société séduisant, captant et captivant par sa cohérence et son ouverture d'esprit et de spectre d'intérêts,
Être présents de façon agissante dans tous les débats politiques et intellectuels et dans toutes les luttes économiques et sociales à tous les niveaux et touchant divers domaines et milieux socio-professionnels. Élaborer une philosophie et une pratique d'alliances à divers niveaux de proximité et/ou tout simplement d'actions unitaires qui tient compte de la diversité d'intérêts et de conceptions reposant sur un certain équilibre et une certaine synergie, sans exiger des proximités politiques et idéologiques.
Travailler à changer les rapports de forces au sein des "institutions" dites élues, et en conséquence dans les appareils, dans le même mouvement. Cela passe par une mobilisation de type nouveau de la société. Il faut nous préparer à participer aux futures élections avec comme philosophie la poursuite de la conquête difficile de la société et un début d'investissement des institutions de la république, en réfléchissant et en élaborant les objectifs globaux, partiels et intermédiaires - mettre discrètement en place des commissions électorales à tous les niveaux, préparer des candidats et des listes et affirmer solennellement dans quelles conditions et avec quel programme, quels critères et objectifs, le MDS assume leur investiture, etc.
Travailler dès maintenant sur la stratégie électorale et sur l’établissement de listes électorales avec des personnalités saillantes répondant aux critères d'adhésion à notre programme électoral, aux conditions de moralité et pouvant servir de repères. La participation aux élections, au- delà des luttes pour le pouvoir, n'a ni de sens, ni d'efficacité, ni de pérennité que si les élus font leur travail pour la société et avec la société, leur présence dans les chambres d'élus n'étant que la partie politico-institutionnelle de leur responsabilité. Ce ne sera pas le peuple au service des institutions, mais les institutions au service du peuple.
Mais, à partir du moment où depuis 1990 nous avons fondé la thèse suivant laquelle le parti est un rapport social, et que donc son identité n'est pas immuable peut- être bien la question devient-elle plus profonde aujourd'hui que la situation dans le pays, éclairée par ce qui se passe dans le monde, implique des adaptations, des ajustements, des changements majeurs, le pays étant situé en pleine bifurcation ? Alors, adaptation à droite pour coller au réalisme, s'en remettre à ce qui est présenté comme l'évidence, ou réaffirmer notre vocation progressiste de gauche moderne capable de trouver le compromis le plus positif entre les intérêts des travailleurs, des cadres, des masses populaires et ce qu'on peut tirer de ce réel et du rapport de forces qu'il impose (et précisément pour défendre ces intérêts) ? Les restructurations de la gauche en cours dans le monde devraient nous encourager à mener ces débats avec lucidité.
Nous avons été éduqués à des critères définis comme les meilleurs et les plus indispensables pour cimenter un parti progressiste et le pérenniser. Naturellement, ces critères ont largement changé, changent. La preuve est que les critères anciens ont sauté, est que les sociétés actuelles ne produisent plus le même type de militant que celui connu dans les dizaines et centaines d'années précédentes avec la montée de l'industrie et du prolétariat qui en accompagnait l'essor. D'où l'extrême difficulté d'avoir à disposition aujourd'hui une base socio-économique cohérente dans ses intérêts, ses besoins et aspirations.
D'où les difficultés qu'éprouvent les partis à se donner une base superstructurelle, idéologique, théorique, méthodologique, minimale. Chez nous, nous avons affaire à une masse informe qu'on ne peut encore qualifier de société au sens moderne. À quoi s'ajoutent les chocs vécus ces vingt dernières années au niveau mondial, avec l'écroulement du socialisme réel, la chute du mur de Berlin, le recul des grands partis communistes des pays capitalistes développés, des avant-gardes du tiers monde, etc... Le triomphe arrogant, dans une dynamique de rouleau compresseur, du néolibéralisme a ébranlé les convictions progressistes et autrement plus difficile de forger de nouvelles perspectives. Un vent de désespoir et de résignation souffle sur une base sociale universelle que les contradictions et les jeux des politiques politiciennes des verts et des altermondialistes achèvent de désorienter et de désabuser. Cas particulier du parti communiste irakien ? Ou bien faut-il attendre que l'expérience en soit achevée. ■